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guillaumecolin

La technologie et la sobriété au service de la transition

Dernière mise à jour : 30 mars 2020


Mettre le progrès au service de la transition énergétique : cette expression a déjà été utilisée à plusieurs reprises sur ce blog, notamment pour justifier l’introduction d’un prix du carbone. Mais que signifie-t-elle concrètement ? C’est le moment de lever le voile !

Commençons par introduire certaines définitions : décomposons les émissions de GES par personne de deux manières assez proches.

La première décomposition masque nos dépenses : les émissions par personne sont égales à la somme des émissions associées à l’usage de chaque bien ou service par personne, soit la somme pour chaque service du produit de l’intensité carbone d’un service (aller d’un point A à un point B par exemple) et du nombre d’utilisation de ce même service.

La seconde décomposition introduit explicitement les revenus à notre disposition : les émissions sont égales au produit de l’intensité carbone de l’économie et du pouvoir d’achat0 par personne.

Les deux décompositions sont des tautologies.


k : choix du service

PIB/HAB : pouvoir d’achat par personne

GES/PIB : intensité carbone de l’économie

GES/HAB : émissions de GES par habitant

(GES/S)k : intensité carbone du service k

Sk/HAB : nombre d'utilisations du service k par personne

Mettre le progrès au service de la transition énergétique, c’est faire en sorte que la baisse de l’intensité carbone (ou énergétique) d’un service ou de l’économie implique "plus" la baisse des émissions par habitant que la hausse du pouvoir d’achat par habitant.

Prenons un exemple générique.

On lit ou entend parfois dire, "engager telle action de sobriété ou d'efficacité énergétique permettra de réduire de x% la facture énergétique, et par ailleurs de réduire de y% les émissions de GES".

Déjà, réduire de x% la facture énergétique n'est pas la finalité financière : un bon argument économique serait plutôt d'évoquer le taux de rendement d'un tel investissement.

Ensuite, et surtout, ces x% d'argent économisés ont vocation à être réutilisés (réinvestis, distribués aux actionnaires, etc) : les y% d'émissions évitées et mises en valeur tiennent-ils compte des émissions induites par la dépense des y% économisés (le fameux effet rebond), par ailleurs difficiles à évaluer car dépendant d'un comportement futur incertain? Il y a là souvent un flou rédhibitoire, sciemment entretenu ou résultant d'une vision partielle du problème.

Améliorer l’efficacité énergétique ou carbone de l’économie ou d'un service (le ratio PIB sur énergie consommée ou émissions de GES) est ainsi quelque chose d'assez consensuel : en tant que tel, on ne précise pas si cela a pour visée l'augmentation du PIB ou la diminution de la consommation d’énergie et des émissions de GES : tout le monde peut alors y trouver son bonheur, et un esprit un peu naïf peut assez facilement se convaincre qu'il n'est guère difficile d'être tout à la fois plus riche et plus respectueux de l'environnement.

L’objectif de cet article est de montrer que faire l’un -limiter son impact environnemental- et l’autre -conserver voire accroître son pouvoir d’achat- à la fois est moins simple qu’il n’y paraît, et que nécessairement des arbitrages doivent être faits (privilégier l’un plutôt que l’autre). J’essaierai de montrer que la taxe carbone est l’outil économique permettant de mettre le progrès et la sobriété au service de la cause qui nous intéresse : la lutte contre le changement climatique.

 

Pour illustrer le propos, prenons maintenant plusieurs exemples microéconomiques que je trouve assez révélateurs, avec des ordres de grandeur pas complètement délirants.

Cas de base ou Business As Usual (BAU) : chacun pour soi

Soient trois personnes faisant un trajet en voiture d’un point A à B.

Dans ce cas de base, chacun fait le trajet seul dans sa voiture, à l’ancienne.

Disons que le trajet entre A et B fait 100 km, « par la route », que l’émission de chaque voiture est de 150 gCO2e par km, et que le trajet coûte 15€. Seules les dépenses liées à la consommation de carburant sont prises en compte, pas de péage donc car le trajet se fait par la route (bis), on suppose que les voitures sont amorties, et on suppose les frais fixes négligeables (frais d’assurance, entretien, etc). Les dépenses sont ainsi proportionnelles à la consommation de carburant de la voiture, et le bilan carbone est supposé égal aux émissions directes (les émissions indirectes liées à la construction de chaque voiture étant amorties). L’intensité carbone de la dépense de chaque conducteur est donc de 15 kgCO2e pour 15€ dépensés, soit 1 kgCO2e/€ (en moyenne en France en 2016, l’intensité carbone est de l’ordre de 100 gCO2e / € : ce cas de base est donc un exemple de dépense très « intense en carbone » au regard de la moyenne).

Cas 1 : covoiturage

Un beau jour, voulant protéger la planète, comme on dit, voire la sauver pour les plus ambitieux, les trois conducteurs en question décident de faire le trajet ensemble, dans la voiture de l’un d’entre eux.

En première approximation, à supposer entre autres1 que le conducteur ne soit pas pingre, considérons que le trajet revienne à 5€ par personne (15/3), et prenons comme convention que les émissions par personne soient toutes trois les mêmes, soit 5 kgCO2e par personne (une autre convention possible aurait été d’attribuer les émissions au prorata du poids de chaque passager ; mais pas sûr que le plus lourd des 3 eût accepté…).

L’intensité carbone du service (si l’on suppose que le service est le même, soit aller du point A au point B) a bien été divisée par trois pour chaque personne, les émissions directement liées au trajet ayant été divisées par trois.

En revanche, l’intensité carbone de l’argent dépensé n’a … pas bougé : elle est toujours de 1 kgCO2e/€ (5 kgCO2e / 5€).

La comparaison entre le cas de base et le cas 1 ne peut s’arrêter là pour être complète ; il faut, à nouveau, voir un peu plus loin que le bout de son nez (ou de son porte-monnaie), et intégrer les émissions induites par l’argent économisé (10€ dans ce cas), lorsque celui-ci sera dépensé.

Suivant que les 10€ économisés par personne aillent dans le budget « voyage de vacances au bout du monde » (bon OK, avec 10€ de plus on va pas trop changer ses plans), ou que nos trois amis trinquent à leur amitié nouvelle à la fin du trajet (petite bière ?), ou qu’ils investissent dans la finance verte, le fameux rebond ne sera pas le même, et il se peut même que le rebond dépasse les émissions initialement évitées (auquel cas le covoiturage n'aura pas été une bonne affaire pour la planète).

Et sauf à laisser l’argent économisé dans un bas de laine ad vitam aeternam ou à ce que votre banque fasse faillite et que l’Etat ne puisse garantir vos dépôts, cet argent sera un jour dépensé, et entraînera alors de nouvelles émissions (même la banque chez qui votre argent est hébergé fera usage de ces 10€ économisés, usage plus ou moins vertueux).

Pour que l’action 1 ne conduise pas à une hausse du pouvoir d’achat, et garantisse à coup sûr une division par deux des émissions, il aurait suffi, toutes choses égales par ailleurs, que le prix de la tonne de CO2e augmente en valeur absolue de … 2000 € (facturer 10 € de plus les 5 kgCO2e rémanents) ! Mais l'Etat ferait alors lui aussi usage du produit de cette taxe carbone... Shit!

Cas 2 : covoiturage + éco-conduite

Par rapport au cas précédent, notre bande de trois favorite décide de pousser la vertu encore plus loin. Cette fois-ci, en plus de faire le trajet tous ensemble, le conducteur propose de rouler en mode éco-conduite : conduite plus souple donc, moins nerveuse, vitesse moins élevée, the whole package.

Jamais avares d’une bonne action pour la planète, les deux autres lurons-passagers acceptent sans sourciller. Après tout, rien ne presse, ce sera l’occasion d’apprécier les paysages, s'évader.

Mais soyons plus terre à terre. Puisque dans notre exemple, la dépense liée au trajet est supposée proportionnelle à la consommation de carburant, réduire de x% cette consommation (grâce à l’éco-conduite donc) entraîne une réduction de x% des dépenses, et par ailleurs une réduction de x% des émissions directes de GES (les émissions sont le produit de la consommation de carburant et du facteur d'émission).

Même histoire que précédemment, l’intensité carbone n’a donc pas évolué (numérateur et dénominateur ont tous deux baissé de x%).

Si le conducteur avait roulé plus vite, l’intensité carbone de la dépense associée n’aurait pas plus bougé !

Même idée que précédemment, pour « forcer » l’augmentation de l’efficacité carbone (ou la baisse de l’intensité carbone), il aurait suffi que la taxe carbone augmente en valeur absolue de (1 - x%)/x% * 1000e / tonne de de CO2e par rapport au cas 1.

Voici un schéma récapitulatif.

Figure : CV = coûts variables, ED = émissions directes, IC = intensité carbone, du service ou de la dépense; Source : auteur

La comparaison des cas 1 et 2 avec le cas de base a cependant des limites. En pratique, l’existence de coûts fixes déjà évoqués mais négligés (assurance, amortissement éventuel de la voiture, entretien, etc) amortissent (pardonnez la répétition) la baisse de la dépense en relatif (la dépense n’est en réalité pas proportionnelle à la consommation de carburant). Et par ailleurs, il faudrait ajouter aux coûts des cas 1 et 2 le coût d’opportunité associé à plus de sobriété (par exemple, pour le cas 2, la perte de temps associée à une vitesse réduite, et vous savez, le temps, c’est d’l’argent). L’intensité carbone des cas 1 et 2 a donc probablement été légèrement réduite par rapport au cas de base.

Quelle est la moralité de l’histoire ?

Dans lequel des trois cas précédents peut-on dire que l’on a été le plus écolo ? Pas si simple, nan ? Et si l’on avait roulé plus vite (comme dit précédemment l’intensité carbone de la dépense n’aurait pas beaucoup changé), mais pris l’autoroute et donc payé l’équivalent d’une taxe carbone non négligeable au péage (qui ne revient pour partie pas à l’Etat dans ce cas-là, et dont certains diront, à juste titre il semblerait, que ces péages sont des vaches à lait pour les concessionnaires), n’aurait-on pas été plus écolo ? Ou alors pigeon ?

Si l‘objectif est de dépenser son salaire avec une intensité carbone qui garantisse le respect du budget carbone fixé (disons 2 tonnes de CO2 par an et par personne), alors, en l’absence de hausse de la taxe carbone, avoir fait preuve de sobriété telle que définie dans les cas 1 et 2 (attention toutefois aux généralisations) n’a pas fait avancer le schmilblick, cela a juste permis d’obtenir un sursis. Ce n’est que partie remise donc : suivant l’usage que l’on fera de l’argent économisé, alors la sobriété passée aura ou non eu un mérite environnemental. Si, par exemple, les 10€ économisés par personne sont dépensés avec une intensité carbone proche de la moyenne nationale (100 gCO2e / €2016), alors le rebond sera de 1 kgCO2e, et les émissions évitées seront de 9 kgCO2e.

Augmenter le prix du carbone (avec une taxe -celle-ci n’est certes pas facile à instaurer en démocratie) limite de force l’effet rebond a priori et permet donc de mettre sa bonne action au service de la baisse effective de ses émissions (et non la hausse de son pouvoir d’achat), les choix de consommation (ou préférences) en rajoutent une couche et limitent a posteriori l’effet rebond.

Notez que l’on a symétriquement besoin d’un prix du carbone et de comportements vertueux (et donc d'éducation, de sensibilisation, etc. pour inciter à choisir les services à faible intensité carbone). L’un n’est pas exclusif de l’autre, les deux sont au contraire complémentaires.

Dans les premier cas, le prix de la tonne de CO2 nécessaire pour annuler a priori tout effet rebond est impossible à atteindre. Le choix du type de dépense supplémentaire (induite par le gain de pouvoir d’achat) imposera la valeur réelle des émissions évitées.

Au cas où, le but ici n’est pas absolument pas d’inciter à « l’anti-sobriété », à rouler vite plutôt que modérément, c’est bien la sobriété qui est prônée. Mais le message clé, c’est que cette sobriété n’est pas suffisante en tant que telle, et qu’elle ne peut être one shot, un coup pour éventuellement se donner bonne conscience, puis ensuite, retour des mauvaises habitudes. Elle est indissociable d’une ponction du pouvoir d’achat (taxe carbone) ou plus radicalement … d’une baisse pure et simple de son pouvoir d’achat (cela s’appelle la décroissance). La taxe carbone est donc le prix à payer (wow, grande forme) pour avoir un retour à la normale qui ne soit ni subi ni brutal, mais bien choisi et géré.

Mais le produit de la taxe carbone va lui-même bien être dépensé, me direz-vous ? Certes, et il y aura alors aussi un effet rebond. Mais l’Etat (qui perçoit le produit de la taxe et en fera donc usage) est censé être garant de l’intérêt général et porteur d’une vision de long-terme. On peut donc imaginer que le produit de la taxe soit lui-même affecté au soutien de la transition énergétique.

Troisième et dernier cas, pour la route (énorme !) : changement de voiture

Dans ce dernier cas, on ne parlera pas de sobriété mais plutôt d’efficacité. En effet, on ne va ici pas toucher à la nature du service (au sens où le comportement des conducteurs sera supposé inchangé) mais à l’efficacité technologique du service. Pour un même service , on va faire varier les paramètres technologiques pour réduire l’intensité carbone du service.

Supposons que nos conducteurs investissent dans l’achat d’une voiture à plus faible consommation de carburant (par exemple, émettrice de 100 gCO2/km, soit 1/3 fois moins que précédemment).

Comme dans les deux cas précédents, les coûts variables ont été diminués ; mais cette fois-ci, il convient de rajouter les coûts fixes liés à l’achat de la voiture (dans cet exemple, si l’on s’intéresse uniquement au trajet de A à B, les coûts fixes correspondent au prix de la voiture pondéré par le ratio distance de A à B sur distance pouvant parcourir la voiture durant sa durée de vie).

Concernant le bilan carbone du trajet, il convient alors de rajouter la part des émissions indirectes liées à la construction de la nouvelle voiture et au traitement de fin de vie de l’ancienne attribuable au trajet de A à B.

On peut distinguer deux cas, selon que l’investissement dans l’achat de cette voiture soit rentable ou non, autrement dit selon que les coûts globaux dans ce cas 3 soient inférieurs ou non aux coûts globaux du cas de référence (dont on a dit que l’on considérait seulement les coûts variables).

Mais est-ce seulement possible d’investir pour quelque chose qui ne soit pas rentable, me direz-vous ? Et pourquoi pas ? Déjà, la rentabilité dans ce type d’investissement est difficile à évaluer a priori (les kilomètres qui seront parcourus sont notamment incertains), et la rentabilité effective, a posteriori, peut s’avérer être foireuse. Ensuite, des raisons autres que la rentabilité purement financière peuvent pousser à malgré tout acheter cette voiture moins énergivore : une sensibilité environnementale aiguë, l’apparence, la communication, etc.

Figure : CF = coûts fixes, EI = émissions indirectes; dans cet exemple, l'achat d'une voiture plus économe en carburant n'est pas rentable

La possibilité a priori d’un effet rebond (pour l'agent microéconomique) ne se pose pas systématiquement dans ce type de scénarios d’investissement dans l’efficacité énergétique/carbone. En effet, lorsque le coût à la tonne de CO2 évitée d’un scénario vert testé est supérieur à zéro, il n’y a a priori pas d’effet rebond par rapport au scénario de référence, puisque les coûts dudit scénario vert testé sont supérieurs aux coûts du scénario de référence. Donner un prix au carbone dans ce type de cas a pour principal objectif de rendre ces investissements bas-carbone rentables (les faire passer de la zone 1 à la zone 2). Un effet rebond est envisageable a priori si l'investissement "vert" est rentable sans introduction de prix du carbone (zone 3).

Figure : MACC (Marginal Abatement Cost Curve), identification des trois zones évoquées, la taxe carbone égale le MAC, (I1, I2, ..., I6) = investissements classés par coût croissant à la tonne de CO2 évitée

Un effet rebond peut toutefois être envisagé en pratique, suivant la façon dont seront payés les coûts fixes (qu’il s’agisse de monnaie libre, ou de monnaie d’endettement -crédit par exemple) et la réalité des coûts variables (si une personne souffrant de précarité énergétique fait ou bénéficie de travaux d’isolation de son logement, c’est pour pouvoir consommer de l’énergie, pas pour en économiser, et alors les coûts variables ne vont pas baisser autant qu’attendu).

Dans la zone (1), deux forces agissent à la baisse sur l’intensité carbone : les coûts globaux associés à l’investissement « vert » sont plus élevés (dénominateur à la hausse), et les émissions globales de CO2 diminuent aussi (numérateur à la baisse).

Au niveau microéconomique, la somme de l’aire de la courbe MACC et du produit de la taxe sur les émissions rémanentes correspond au coût d’opportunité de la transition énergétique par rapport à un scénario BAU.

Au niveau macroéconomique, l’impact de la taxe carbone est plus difficile à estimer, les surcoûts pour les uns étant la hausse de revenus pour les autres.

0 : le PIB peut au choix être vu comme le volume de production, de revenus ou de demande. On considère ici l’approche " revenus "

1 : on néglige la commission payée à la plateforme ayant permis l’intermédiation entre les trois voyageurs, ainsi que la légère hausse de la consommation de la voiture –plus lourde car plus de passagers.

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