L'objectif de cet article est de tenter de montrer pourquoi la transition énergétique ne se limite pas, loin s'en faut0, à la seule introduction d'un hypothétique prix unique du carbone1.
Le prix unique du carbone a d'une part une nécessité théorique critiquable (là n'est pas l'objet principal de cet article), et par ailleurs achoppe au contact de la réalité, et de manière rédhibitoire à mon sens, sur au moins deux difficultés majeures :
au moment de sa mise en oeuvre,
puis, quand bien même cet outil économique aurait vu le jour, du fait de certaines caractéristiques propres à la transition (investissements dans des infrastructures, besoin de vision de long-terme, marchés de l'énergie parfois -souvent?- non efficients, etc) et des imperfections du monde réel (comprendre, imperfections par rapport à la théorie).
Le caractère non-suffisant du prix (a fortiori unique) du carbone amène alors la question du financement de la transition énergétique (objet du dernier livre de M. Martini et A. Grandjean : "Financer la transition énergétique") : le recours à des financements innovants prend tout son sens.
Une bonne partie de ce qui suit est inspiré du chapitre 9 "Comment le prix unique du carbone est présenté comme la solution miracle" du livre "Comment les économistes réchauffent la planète", d'A. Pottier, dont je ne peux que vous pousser à le lire.
Pourquoi la théorie du prix unique est-elle critiquable ?
Voici selon moi les principales limites théoriques :
Différentes fiscalités d'un Etat à l'autre, en particulier en ce qui concerne la fiscalité environnementale; or, l'homogénéisation des systèmes fiscaux au niveau mondial est l'un des prérequis à l'atteinte de l'efficacité théorique maximale permise par le prix unique,
Des GES aux caractéristiques différentes (en terme de durée de vie dans l'atmosphère, d'impact sur les océans) : le caractère commensurable des GES (sous l'unité de la tonne équivalent carbone) a certaines limites,
Processus "pas très démocratique" et en porte-à-faux avec la (récente) méthode onusienne dite bottum-up où les Etats sont amenés à être "proactifs" en proposant des contributions volontaires de baisse -relative ou absolue- des émissions de GES (ce processus a ses défauts mais a entre autres mérites celui d'avoir poussé tous les Etats à réfléchir et établir une feuille de route de décarbonation de leur économie et d'éviter le statu quo).
Prix unique du carbone et monde réel
Une introduction hypothétique
Au niveau mondial, outre l'absence de cadre institutionnel, un accord sur l'allocation initiale des quotas (dans le cas d'un marché carbone mondial donc) paraît inenvisageable. Citons A. Pottier à ce sujet (p235 de son livre) : "Certes, une allocation bien pensée de quotas procurerait des gains pour tous les participants (pourvu que l'accord soit respecté). Le point crucial est qu'un accord sur cette allocation est impossible à trouver. Si chaque Etat préfère un accord sur une allocation à une absence d'accord, chacun préfère l'allocation qui l'avantage le plus : comment se mettre d'accord dans ces conditions ? Le marché n'est d'aucune aide pour trancher cette compétition, puisque le résultat de cette compétition est un préalable à l'ouverture d'un marché."
Parler d'une taxe carbone au niveau mondial me semble être encore plus ridicule.
Quelque soit l'échelon considéré, une difficulté majeure est l'acceptation par la population du prix du carbone, en particulier dans le cas d'une taxe.
En effet, nommer la peine (le prix explicite à payer) risque d’entraîner un refus de la population (en démocratie), qui n'en percevra pas forcément la vertu (ras-le-bol fiscal, vous savez), bien réelle pourtant; d'autres approches (type réglementations) où le prix est implicite ont a priori plus de chance d'être acceptées par la population.
Le récent passage2 de J-M Jancovici sur France Inter est saisissant de lucidité à ce sujet.
Certains, beaux joueurs, diront que son propos est cynique; à titre personnel, je vois plutôt cela comme une preuve de la différence entre efficacité théorique et efficacité dans le monde réel. Le monde réel, c’est celui où les émissions de GES n’ont encore pas baissé significativement et volontairement, alors même que le temps urge et que ces mêmes émissions mondiales devraient baisser de 3% par an (dans l'optique des 2° de réchauffement), c’est celui où la plupart des tentatives d’instaurer un prix du carbone explicite (via un marché ou une taxe) et solide (de l'ordre de 100€ la tonne de CO2), ne serait-ce qu'à des échelles nationales et dans les pays les plus "éduqués" (pays de l'U-E par exemple) n'ont pas abouti. Et à nouveau, c’est désolant.
Citons J-C Hourcade pour conclure sur la difficulté d'introduire une taxe carbone : "cette taxe n’a de sens que dans une vision d’ensemble d’un nouveau contrat social noué autour d’un modèle de développement différent de celui des Trente Glorieuses (...)".
Le prix unique du carbone n’est pas suffisant pour garantir que les investissements nécessaires à la transition seront réalisés.
Si l’on devait caricaturer la transition énergétique, on pourrait dire, qu’en gros, c’est beaucoup d’investissements dans des infrastructures bas-carbone.
Ces investissements sont en général "lourds, de long terme et à risque" et se caractérisent par :
des taux de rendement faibles (TRI de l’ordre de quelques %),
et des temps de retour sur investissement (Pay-Back) longs
En tant que tel, pas de quoi attirer les foules ! La transition énergétique fait pâle figure à côté d’autres secteurs (marchés financiers notamment) où les promesses de gains sont autres.
Élever modérément le prix du carbone ne change pas fondamentalement cette caractéristique propre à la transition énergétique.
Les investissements bas-carbone, tant du côté de l'offre que de la demande, ne seront pas automatiquement réalisés, même s'ils sont devenus rentables par suite de l'introduction d'un prix du carbone, et ce d'autant plus dans la période actuelle d'incertitude quasi-déflationniste.
Tout le monde –ménages en particulier- n’a pas forcément le temps, l'envie (faire un fichier Excel en rentrant du boulot pour évaluer la rentabilité de travaux d'isolation de son logement est quand même chiant, le coût d'opportunité est élevé héhé) et les compétences pour faire un business case3, nous ne sommes pas des automates calculateurs.
Parmi les autres écarts entre la théorie et la réalité, on peut notamment rajouter :
Relative inertie au prix de l'énergie ou faible élasticité prix-demande dans certains secteurs : besoin de sensibilisation, d'accompagnement, de pédagogie, d'explicitation du projet de société, de ce vers quoi l'on souhaite tendre ("conquête de la Lune").
une incertitude forte sur la rentabilité de certains projets (dans tous les cas, un business case est une estimation, pas une vérité absolue).
Pour étayer ce second point, prenons l’exemple d’un projet de rénovation thermique d’un bâtiment; les "recettes" seront liées aux économies d’énergie à venir : quels prix des énergies fossiles prendre en compte -forte volatilité des prix de marché alors même que la visibilité à long terme pour ce type d'investissement est vitale ? A quel niveau les économies d’énergie réelles -donc les recettes- seront-elles différentes de la théorie (les prévisions étant souvent optimistes) ?
Le risque associé aux investissements bas-carbone est souvent perçu comme élevé, et cette perception ne peut être que faiblement altérer par l'introduction d'un prix du carbone.
Des approches du type réglementation (RT 2012) et obligation (associée à a création d'un passeport énergétique par exemple) ont tout leur sens. Dans le transport aussi, la réglementation joue et jouera vraisemblablement un rôle majeur (vignette, limitations de vitesse, réglementations sur les émissions des moteurs, etc).
D’autres outils et mesures complémentaires, en particulier une transition financière et la remise en question de certains dogmes, me paraissent indispensables pour initier et soutenir la transition énergétique.
Parmi les autres outils économiques, et qui pourraient permettre de lancer les projets d'infrastructure nécessaires, on peut citer :
la création monétaire (QE vert) associée à des réformes bancaires et des marchés financiers (pour éviter que l’argent créé aille là où il ne doit pas aller),
la garantie publique (à travers une société type SFTE),
la baisse du coût du capital,
les obligations vertes…
Ce ne sont pas les solutions qui manquent, clairement, l’ingénierie financière est très fertile ... y compris sur les sujets liés à l’énergie et au climat.
A mon sens, le nouveau système énergétique -optimal- n'émergera donc pas naturellement, miraculeusement serait-on tenté de dire, par suite de la seule introduction d'un prix unique. Différentes formes de planification (énergétique - Programmation Pluriannuelle de l'Energie, et Stratégie Nationale Bas Carbone en France, urbaine, etc) ont également certaines vertus, étant mises en oeuvre par un Etat Stratège.
Les récents revirements du Royaume-Uni, pionnier en matière de libéralisation du marché de l'énergie, sont instructifs (voir notamment le mécanisme de soutien Contract for Differences pour accompagner entre autres le développement de l'énergie éolienne off-shore et nucléaire).
Enfin, si l'on convient que la planification énergétique a du sens, n'aurions nous alors pas notre mot à dire sur ce nouveau système énergétique à construire (à supposer que l'on soit suffisamment informé pour avoir un avis solide, ce qui est une hypothèse forte, j'en conviens) ?
Avoir le souci de l’efficacité économique, légitime et primordial, ne signifie pas pour autant qu’il y a une et une seule voie à suivre, celle, purement théorique, qui minimiserait le coût pour parvenir aux objectifs de réduction.
La trajectoire de réduction des émissions doit, je pense au moins en partie, être choisie politiquement et démocratiquement (à choisir par exemple parmi les 11 scénarios issus du DNTE).
Elle ne peut être la conséquence directe du calcul économique et imposée par celui-ci (on a de toute façon vu que la solution optimale n'apparaîtrait pas toute seule).
CONCLUSION PROPOSÉE
Plutôt que reposant sur une solution unique, la transition énergétique se fera en ayant recours à un ensemble d’outils économiques.
Donner un prix au carbone est indispensable. Un prix unique a en revanche une nécessité (théorique) discutable -surtout au niveau mondial, et est par ailleurs difficilement envisageable (au-sein même d'une démocratie, et encore plus au niveau mondial) et insuffisant pour atteindre les objectifs de réduction fixés.
Ce prix sera tantôt explicite ou implicite, direct ou indirect, variera parfois suivant les pays et au-sein même des pays, sera défini au cas par cas.
Certains pays, lucides et rationnels (c'est de cette rationalité qu'il s'agit), ont pris et prendront (la France ?) les devants dans la marche vers des économies décarbonées, sans attendre béatement que la réalité ne se conforme à la théorie.
C’est cela, à mon sens, l’efficacité dont il faut se soucier.
0 : et le propos ici ne porte que sur l'atténuation (et pas du tout l'adaptation)
1 : lorsque l'on parle de prix unique, il convient de préciser le périmètre géographique où l'unicité s'applique. Il s'agit de l'ensemble des Etats ou alors du périmètre le plus large possible
2 : https://www.franceinter.fr/emissions/un-jour-dans-le-monde/un-jour-dans-le-monde-07-decembre-2016, aux alentours de 18:30
3 : La transition énergétique implique en particulier la rénovation ou le renouvellement d’un certain nombre de biens existants (voitures, maisons, machines industrielles, etc) : dans ce cas, l’élasticité de la consommation d’énergie au prix de l’énergie est a priori encore plus faible., je pense