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guillaumecolin

« Le mensonge de la finance » de Nicolas Bouleau : mon avis

Dernière mise à jour : 30 mars 2020


« Le mensonge de la finance ; les mathématiques, le signal-prix et la planète » (Editions de l’Atelier, 2018) est ma première lecture d’un écrit de Nicolas Bouleau. La production de cet intrigant personnage est abondante et l’envie de découvrir sa façon de penser et ses réflexions me titillait depuis un certain temps : ce livre de quelques raisonnables 200 pages, au titre aussi long qu’a priori austère, préfacé par Sir Gaël Giraud m’a convaincu de franchir le pas.

 

N’y allons pas par quatre chemins : ce livre vaut largement les 20€ qu’il faut dépenser pour se le procurer. Il est une critique haut de gamme et profonde, d’une certaine manière complémentaire à celle d’Antonin Pottin ("Comment les économistes réchauffent la planète"), du poids excessif pris par les marchés financiers spéculatifs, dans la gouvernance et l’organisation de nos sociétés, et du rôle et du crédit que certains veulent bien (encore) leur donner. Il est aussi une très bonne occasion de découvrir le cheminement intellectuel et l’univers de Nicolas Bouleau, ou plutôt d’en avoir un aperçu, tant ses réflexions sont visiblement abondantes et fertiles. La force du livre réside d’après moi principalement dans la richesse des thèmes abordés, dans la largeur du faisceau de portes qui s’ouvrent au gré des lignes parfois ardues mais généralement plaisantes. Epistémologie, philosophie et histoire des sciences, sociologie, économie et j’en oublie : beaucoup de sujets sont balayés, on va bien au-delà des mathématiques financières, sans pour autant trop s’éloigner de ce qui constitue le cœur de l’ouvrage.

Puisqu’il s’agit bien de cela, en effet : ne pas se contenter d’une critique trop superficielle de la finance (une de plus dans une littérature déjà abondante) et donc à la portée limitée, mais attaquer le sujet de front, en son cœur, et tenter d’expliciter l’envers du décor de la théorie de l’arbitrage (et ses principales composantes : calcul stochastique, modèle de Black-Scholes, calcul d’Itô, martingale positive tendant vers zéro, etc.). Là où beaucoup se sont contenté d’évoquer de façon plus ou moins mystérieuse, comprise et légitime le lien entre mathématiques et finance, Nicolas Bouleau, lui, ne se défile pas (c’est très appréciable) et se livre à un exercice périlleux : essayer de vulgariser et de faire comprendre aux non-initiés, « avec des mots » et quasiment sans formule mathématique, la théorie sous-jacente au fonctionnement des marchés financiers puis en tirer certaines conséquences fondamentales au regard de la transition écologique.

Dont une conséquence majeure, et qui vaut au livre son titre (no spoil, cf le résumé au dos du livre ou la préface) : « dès que la volatilité des prix dépasse un certain seuil, il leur est impossible de transmettre la moindre information » (i.e il n’y a plus de signal-prix), ou dit en termes plus savants, on ne peut connaître la tendance déterministe (des prix) sous un processus aléatoire.

Il s’agit là d’un théorème d’impossibilité (la critique de N. Bouleau est donc essentiellement théorique) démontrable (mais non démontré dans le livre) dans le cadre de la théorie de l’arbitrage, celle servant à l’évaluation des justes prix de marché.

Alors même que c’est censé être cela la force d’un marché : pouvoir faire apparaître des tendances, refléter la rareté ou l’abondance le cas échéant, puis par suite conduire à la prise de décisions avisées et opportunes par les différents acteurs (ce qu’Hayek appelle la coordination par les prix) et donc à une allocation efficace des ressources.

Plus dure sera la chute : la théorie, par ailleurs de plus en plus représentative de la réalité des marchés financiers du fait du continuel raffinement de la spéculation et donc de la raréfaction des possibilités d’arbitrages (i.e gains sans risque), dit de la volatilité qu’elle est littéralement mortifère pour le signal-prix.

Mais la disparition du signal-prix ne serait-elle pas un épiphénomène, la multitude de produits d’assurance (les produits dérivés) cotés sur les marchés devant nous éviter de trop gros remous ? C'est tout le contraire, nous dit de façon probante N. Bouleau. Après tout, comment peut-on raisonnablement penser qu’un monde à +5°C de température moyenne (une telle variation correspondant pour rappel à un changement d’ère climatique) serait assurable, alors même que l’on ne peut mettre de borne supérieure aux dommages associés à une telle transition ?

L’argument selon lequel les marchés financiers sont de plus en plus volatils et donc incapables de jouer le rôle de guides pour la transition écologique (i.e d’inciter aux économies de ressources non-renouvelables ou à la réduction des émissions de gaz à effet de serre par exemple) n’est en soi pas nouveau (cf cet article de J-M Jancovici de 2012 : « La seule conclusion que l’on soit tenté de proposer au vu de ce qui précède est que, en univers contraint, le prix du pétrole ne sera ni durablement bas, ni durablement élevé (car dès que le prix du pétrole devient très haut plus d’un an cela casse la machine économique et fait baisser le prix), mais… durablement volatil. »). D’ailleurs N. Bouleau le dit lui-même : « cette conclusion peut être induite des faits observés, mais j’ai montré que la théorie sur laquelle la finance s’appuie, à savoir la théorie mathématique de l’arbitrage, corrobore ce verdit » (p180). Ce qui fait la force de la critique de N. Bouleau est donc qu’elle est théorique. Par suite, si l’on croit que la théorie de l’arbitrage est une bonne approximation du fonctionnement effectif des marchés financiers, ce que là aussi N. Bouleau nous convainc de croire, alors la critique devient également pratique.

 

De cette théorie et de ce constat –celui de la disparition du signal-prix sur les marchés financiers, Nicolas Bouleau se positionne de façon assez originale (et pragmatique ?): prenant acte des « rapports de force et des facteurs de résistance » ainsi que de l’urgence à s’engager à plus fortement dans la transition écologique, il insiste sur « ce qui peut constituer des bases solides et concrètes pour s’engager dans la transition ». Plutôt qu’essayer vainement de se débarrasser de la spéculation, il convient de déplacer le terrain des actions et de l’engagement : N. Bouleau prône la mise en place de « structures institutionnelle à tous les niveaux de décision et de préoccupation » (ce point est notable, à l’heure où certains s’écharpent –parfois inutilement à mon sens, toutes les initiatives étant bonnes à prendre- sur le « bon » niveau d’action–local, régional, national, supranational) et se fait l’avocat d’une nouvelle démarche scientifique. La science doit être le parti « du contexte et du long-terme » (la deuxième science). Grosse et louable responsabilité. Cela se traduit notamment par la construction d’indicateurs non financiers (i.e indicateurs physiques de suivi de l’état des ressources naturelles non-renouvelables), tout en veillant à ne pas perdre de vue la dimension interprétative de la modélisation (gare au scientisme) : il s’agit de faire passer « les alertes lancées par des craintes subjectives, intéressées, au statut de crainte désintéressées résultats d’une analyse critique indépendante ». Cela fait notamment écho à l’idée de création d’un « GIEC de l’énergie ». Cela fait également écho à la proposition de R. Solow de création de tels indicateurs pour, pense-t-il, donner l’information permettant le bon fonctionnement des marchés. La conclusion de Bouleau est néanmoins opposée à celle de Solow : la volatilité ne disparaissant pas de marchés même bien informés, mettre à disposition des acteurs et intervenants du marché des informations neutres et objectives ne sera nullement suffisant à son efficacité. La transition écologique se fera hors marchés financiers, ce sera le rôle de ces « nouvelles institutions » de s’emparer de la valeur de ces indicateurs physiques.

 

Mes passages préférés

D’une manière générale, beaucoup des digressions à la frontière de la philosophie, de la sociologie et de la science m’ont plu; je citerai notamment :

  • L’analyse historique du positivisme : le versant d’Auguste Comte (recherche de lois mathématiques à partir de l’étude de faits réels), et le versant utilitariste de J-S Mill (principe de rationalité fondée sur la diversité des idées). A rebours de ces courants de pensée, N. Bouleau invite à définir la science comme « ce qui est à transmettre aux générations futures »

  • le passage sur les raisons du Business As Usual et notamment, l’effet délétère des dommages d’imminence constante (un autre biais! un parmi tant d’autres, un de plus qui nous retarde dans la transition écologique). « Les risques sont en premier lieu pensés selon des situations immuables tant que la catastrophe ne s’est pas produite ». Et de conclure de façon assez convaincante, voire poétique : «le flou (i.e la volatilité) assoupit les conditions de l’homothétie ». Et nous pousse ainsi à repousser à demain les efforts de transition (procrastination).

Mes bémols

  • Ce qui m’a le plus gêné : ne pas avoir été plus concret sur le fameux seuil de volatilité au-delà duquel la conclusion du théorème d’impossibilité s’applique (dommage, c’est pourtant le sujet central du livre !). J’aurais par exemple apprécié un tableau avec les différentes valeurs de volatilité constatées ou fréquences de dépassement sur les différents marchés de matières premières. N. Bouleau affirme seulement que « ce seuil est fréquemment dépassé » sur les marchés actuels (« Mais si l’aléa dépasse un certain seuil (très souvent atteint sur les marchés financiers), le comportement des trajectoires sera très différent de ce que l’on attend intuitivement (…) »). Légère frustration, la critique ne sort pas véritablement de son cadre théorique.

  • Par ailleurs, un passage (court mais important je pense car au cœur du raisonnement) sur les services écosystémiques m’a un peu troublé (p160-161). N. Bouleau dit que l’analyse coûts-bénéfices (en termes économiques) est dangereuse pour l’environnement, toujours du fait de la volatilité sur les marchés financiers. Son argument, si je l’ai bien compris, est le suivant. Soit un service écosystémique (on donne donc une valeur monétaire aux biens naturels), et son substitut artificiel coté sur les marchés financiers. La volatilité sur les marchés financiers est telle que le prix de ce bien artificiel atteindra vraisemblablement à un moment donné un niveau tel que la substitution produit artificiel/service écosystémique deviendra rentable. Ainsi « donner un prix à la nature » conduit mécaniquement à sa destruction, par suite de la volatilité sur les marchés financiers. Soit. Mais alors pourquoi cette même volatilité, de façon symétrique, empêcherait la transition écologique de se réaliser ? Un quota carbone, par exemple et en suivant la même logique, atteindra dans le futur et du fait de la volatilité sur le marché des quotas carbone, le prix disons en ordre de grandeur de 30€/tonne à partir duquel les centrales à charbon seront moins rentables que les centrales à gaz moins émissives, et dès lors, une telle substitution gaz/charbon devrait avoir lieu. C’est pourtant l’inverse que semble dire N. Bouleau (et qui me convainc plus) : certes le seuil de rentabilité du substitut peut être dépassé à un instant donné, mais l’absence de visibilité sur l’avenir et l’impossibilité de percevoir une tendance fera fuir les investisseurs souhaitant réduire leur empreinte carbone. Ainsi, tantôt la volatilité serait paralysante (lorsqu’il s’agit d’engager des investissements bas-carbone par exemple), tantôt elle ne le serait plus (lorsqu’il s’agit substituer la nature par un équivalent artificiel) ? Les investisseurs « bruns » seraient moins frileux et sensibles à l’incertitude que ne le sont les investisseurs « verts »? Quelque chose doit m’échapper, ou alors il y a contradiction.

  • Enfin, on peut s'interroger sur le sens du titre du livre. Qui ment véritablement? Pour mentir, il faut savoir, or on peut raisonnablement parier qu'un certain nombre des personnes qui vantent les mérites des marchés financiers ne connaissent que très marginalement les mathématiques financières. Les financiers, ceux qui connaissent la théorie, affirment-ils délibérément que les marchés peuvent fournir un signal-prix, tels des banquiers affirmant qu'une banque ne créée pas de monnaie? Je ne sais pas. J'aurais plutôt tendance à penser qu'il y a beaucoup plus d'ignorants que de menteurs.

 

Conclusion

Ce livre est une pépite. Le style est globalement sobre, pas ou peu d’ironie, N. Bouleau n’est pas là pour rire : il va droit au but et tape fort là où ça fait mal. Il faut parfois un peu s’accrocher mais le jeu en vaut largement la chandelle.

Ce livre est une introduction aux mathématiques financières : le lecteur trouvera largement de quoi approfondir le sujet grâce aux très nombreuses références partagées. Puisse ce livre avoir l’écho et le succès qu’il mérite.

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