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  • guillaumecolin

« Que faire » ? Jusqu’où va la responsabilité individuelle ?

Dernière mise à jour : 30 mars 2020


Lorsque l’on prend conscience des enjeux de la lutte contre le changement climatique, on se pose alors généralement la question suivante : « que puis-je faire à ma propre échelle »?

Ce qui suit a pour but de tenter de montrer que la responsabilité individuelle va bien au-delà de la seule réduction de son propre bilan carbone.

Qu'est-ce que signifie au niveau individuel être "aligné" avec l'accord de Paris ou une trajectoire 1.5/2°C? De telles définitions sont en cours de construction au niveau des entreprises ou d'acteurs du monde de la finance par exemple. Il s'agira donc ici d'essayer de dessiner un tel cadre théorique au niveau individuel.

J’évoquerai notamment les notions de contribution aux émissions évitées et la pratique du name and shame (ou public shaming).

 

Responsabilité individuelle différenciée

Pour commencer, remarquons que la réponse à la question posée est bien évidemment différenciée : elle varie en fonction du statut social, des compétences et de la formation initiale, du pays dans lequel on vit, etc.

D’après moi, la responsabilité individuelle est notamment, et d’une manière générale, fonction croissante de notre capacité a priori à comprendre la réalité physique sous-jacente au phénomène en cours, ainsi que notre capacité a priori à comprendre les actions à mettre en œuvre et la méthode à suivre.

On pourrait ainsi argumenter que la responsabilité individuelle des ingénieurs en particulier est extrêmement forte : ils sont au cœur des systèmes techniques, habitués aux calculs requis pour résoudre ce type de problème et à cette logique d'optimisation sous contrainte (carbone ici).

Le but ici n’est pas de creuser ce point, mais plutôt d’envisager théoriquement les différentes dimensions et la portée des actions que l’on peut mener au niveau individuel.

Réduire son bilan carbone (émissions induites)

C’est quelque chose qui est maintenant relativement convenu : chacun doit « faire sa part » (au sens des émissions induites a minima) et participer à l’effort collectif de lutte contre le changement climatique : cela est notamment une conséquence de la rapidité à laquelle les émissions mondiales de GES au niveau mondial doivent baisser pour limiter le réchauffement à 2°C -et a fortiori à 1.5 °C, de l’ordre de 5% par an en ordre de grandeur.

Il faut donc en premier lieu compter ses émissions (ne serait-ce qu’en ordre de grandeur), puis faire en sorte que son bilan carbone soit le plus proche possible de 2 tonnes de CO2 par an (valeur moyenne en 1ère approximation par an par habitant sur Terre si l’on veut limiter le réchauffement à 2°C).

Il y a beaucoup de sources d’information et de conseils sur la façon de réduire son bilan carbone : en quelques mots, il faut agir principalement sur sa façon de s’alimenter (moins de viande rouge notamment), sa façon de se déplacer (moins d’avion, moins de (grosse) voiture, moins de déplacement, etc.), sa façon de se loger (logement pas trop grand, bien isolé, pas trop chauffé, etc.), et sa façon de consommer (réutiliser au maximum les produits, recycler, etc.).

Néanmoins, notre responsabilité individuelle (et nos possibilités d’actions) ne se limite pas, loin s’en faut (et heureusement), à devoir « simplement » réduire autant que possible son bilan carbone. Avoir un bilan carbone raisonnable (i.e proche de 2 tonnes de CO2 par an) est un préalable, une sorte de condition nécessaire permettant d’éviter la dissonance cognitive et de trop fortes contradictions (« mais toi, au fait, tu fais quoi pour le climat ? »).

Être contributeur d'émissions évitées

Il s’agit ici de reprendre le principe et la double comptabilité (voire triple si l'on inclut les émissions négatives liées au développement de puits de carbone) qui s’appliquent pour les entreprises (cf le cadre de référence de la Net Zero Initiative) : effectivement, notre mode de vie induit (directement et indirectement) des émissions, qu’il convient de traiter comme évoqué ci-dessus ; néanmoins, nos actions peuvent, de manière symétrique, permettre d’éviter des émissions qui auraient été générées par quelqu’un d’autre sans notre brillante intervention. Les premières (émissions induites), à minimiser, traduisent notre impact négatif sur le climat, les secondes (émissions évitées), à maximiser, reflètent notre contribution positive à l’atténuation du problème (nous sommes apporteurs d’émissions évitées en quelque sorte).

Il y a à l’échelle individuelle toute une palette d’actions qui relèvent de cette deuxième catégorie : se former, former (ou plus généralement, discuter, débattre -en s'y prenant bien), prendre en compte le changement climatique dans ses choix de carrière/professionnels (y a-t-il du sens à travailler pour une entreprise non alignée avec les trajectoires de l'accord de Paris ?), ses choix de projets, ses choix politiques, associatifs, ses choix d'utilisation de son temps libre, ses choix de placements financiers, etc.

Comment se repérer dans ce champ des possibles et arbitrer entre différents moyens de contribution à l’évitement d’émissions ? Rappelons qu’il y aura nécessairement des arbitrages à faire, des moyens à privilégier, puisque notre temps et notre argent sont limités : il faut donc avoir une méthode d’aide à la décision sous le coude pour se repérer et s’orienter.

La méthode à suivre est à mon sens là aussi assez similaire à ce qui peut se faire dans le monde économique (méthode du coût à la tonne de CO2 évitée). Il faut se poser la question suivante : comment puis-je contribuer le plus possible à la réduction d’émissions « ailleurs », par unité de temps passé et d’argent dépensé ? Il faut chercher à maximiser l'efficacité de ses actions, en termes de temps et d'argent dépensés donc et au regard de l’objectif carbone (notons qu’en pratique, d’autres paramètres seront à prendre en compte –ses capacités, son envie/ses désirs, l’argent, etc.). D’un point de vue pratique, il faut donc se livrer à un exercice un peu périlleux : essayer d’évaluer, à la main et de manière approximative (de manière bayésienne ?), « l’effet de levier » carbone d’une action envisagée.

Par exemple :

  • si je dois parler pendant 1h de climat, ai-je intérêt à le faire avec telle ou telle personne ? Laquelle sera a priori la plus réceptive ? Laquelle sera le plus susceptible d’en reparler à d’autres et contribuera elle-même à la réduction d’émissions dans le futur ?

  • Si je dois m'investir dans une association, aurai-je plus d'impact au-sein des Amis de la Terre, de GreenPeace, ou des Shifters?

  • Si je dois investir x euros, ai-je intérêt d’un point de vue carbone à acheter des panneaux photovoltaïques, ou à placer cet argent sur tel fond ISR, ou à acheter des actions EDF ?

  • Si je dois vendre mes services, est-ce préférable de le faire dans le service RSE d’une boîte donnée, ou de le faire dans une entreprise qui fait de la rénovation thermique des bâtiments, ou de travailler dans la finance verte, ou dans le conseil, ou dans tel think-tank, ou au-sein d’ENERCOOP ?

Les réponses à ces questions sont rarement évidentes, d’une part parce que l’estimation des émissions évitées et de la quantité de ressources engagées est difficile, faisant nécessairement intervenir des probabilités pas faciles à quantifier (pour évaluer l'efficacité d'une action, il ne faut pas seulement calculer l'impact potentiel de cette action -le numérateur, mais également la quantité de ressources à y consacrer -le dénominateur); et par ailleurs, parce que, comme évoqué ci-dessus, nous évoluons dans un espace de grande dimension, où le carbone, quand bien même il nous tient à cœur (façon de parler), n’est pas le seul paramètre à prendre en compte (nous avons tous tout un tas de contraintes et autres limites –intellectuels, physiques, géographiques, etc.- à intégrer à la réflexion)!

Ce type de questionnement, à défaut de fournir des réponses toujours faciles et satisfaisantes, permet néanmoins de faire le tri, en général, entre ce qui relève du très utile, de l'utile et du moyennement utile.

Il est donc extrêmement sain et pertinent de mener ce genre de « réflexion existentielle mathématisée » si l’on ne veut pas se sentir insuffisamment efficace (et donc, notamment, frustré) dans la lutte contre le changement climatique. L'inefficacité d'une action, autrement dit le gaspillage de ressources, est en effet très difficilement justifiable, nécessitant souvent le recours à des arguments de type relativiste que je trouve peu convaincants.

C'est une démarche qui fait écho à la philosophie morale de l'Altruisme Efficace telle que mise en avant par Peter Singer.

Ce souci de l'efficacité, comme déjà évoqué sur ce blog, est lié à l’urgence de la situation : les émissions mondiales de GES doivent baisser dès maintenant de l'ordre de 5% par an.

Pratiquer le name and shame

Cette pratique aurait pu figurer ci-dessus (comme moyen de contribuer à l'évitement d'émissions), mais mérite néanmoins d’après moi un paragraphe distinct.

Le name and shame consiste à pointer du doigt/nommer tous ceux (personnes morales et physiques) qui, d'une manière ou d'une autre, ont une attitude qui contribue plus à l'aggravation du problème du changement climatique qu'à sa résolution. Autrement dit tous ceux qui sont plutôt « contributeurs d’émissions supplémentaires » (et non évitées).

Cela recoupe plusieurs cibles :

  • les "marchands de doute" (ceux qui ont des croyances « affirmées haut et fort » différentes de ce que dit le GIEC, référence sur le climat si l’on est rationnel/sceptique/zététicien/bayésien),

  • ceux qui prétendent être alignés avec l'accord de Paris (i.e qui revendiquent être sur une trajectoire de -5% par an de leurs émissions de CO2), mais qui en réalité ne le sont pas (en gros ceux qui font du green-washing, à différents degrés)

  • On pourrait même argumenter qu’une troisième catégorie de personnes aurait sa place : tous ceux qui ne sont pas alignés avec l'accord de Paris (qu’ils disent l’être ou non) !1 Voire qu'une quatrième catégorie aurait sa place : tous ceux, trop apathiques et faiblement contributeurs d'émissions évitées, qui sont "complices" (pour une raison ou une autre) de l'aggravation du changement climatique, ou de manière analogue, si l'on adopte une perspective utilitariste/d'altruiste efficace encore plus radicale : tous ceux qui sont contributeurs d'émissions évitées ... mais le sont de manière peu efficace! Le manque d'efficacité est en effet d'une certaine manière critiquable puisqu'il conduit à un gaspillage de ressources (temps, argent, compétences, ...), comme évoqué plus haut. En effet, ces ressources, si elles avaient été mieux utilisées, auraient pu permettre la réduction supplémentaire d'émissions de GES.

Pourquoi doit-on pratiquer le « name and shame » ?

Dans un monde (ou jeu) théorique imaginaire et idéal d'une certaine façon, les incitations légales (fiscales, réglementaire, signal-prix, etc.) seraient suffisantes pour nous protéger de la tragédie des biens communs et pénaliser les comportements de type free-rider. Le monde réel étant ce qu'il est (çàd les incitations légales beaucoup trop faibles en comparaison à ce qu'elles devraient être), il faut qu'il y ait également de très fortes incitations sociales et morales à ne pas être contributeurs d’émissions supplémentaires ou trop émetteur de GES (i.e à ne pas émettre plus de 2 tonnes de CO2 par an en ordre de grandeur).

Pour cela, le name and shame est un outil très puissant, et duquel on ne peut pas se passer si on veut accélérer la lutte contre le changement climatique, étant donné toutes les défaillances de marché et le faible niveau d'incitations légales actuelles.

Il faut que les personnes réfractaires à la décarbonation de nos sociétés soient mises face à leurs responsabilités (et leurs contradictions). Le name and shame permet de mettre progressivement le maximum de pression possible sur les menteurs/cyniques/ignorants : il peut dans certains cas être une pratique pertinente.

Quels exemples de name and shame ?

On peut notamment citer les exemples récents de :

  • Rodolphe Meyer de la chaîne Le Réveilleur pointant du doigt F Gervais et V. Courtillot,

  • de Sylvestre Huet pointant la responsabilité de D Pujadas en 2009,

  • du Haut Conseil pour le Climat pointant l’État français dans son 1er rapport, ou dans un autre genre "l'affaire du siècle"

Pourquoi cette pratique peut être efficace ?

Cette pratique fonctionne si la pression sociale exercée sur la personne visée devient telle que celle-ci, acculée, est contrainte de changer d’attitude (ici de s’aligner avec les trajectoires de l’accord de Paris ou s’aligner avec les propos du GIEC).

Admettons qu’une personne soit visée parce que l’on suspecte qu’elle ne soit pas alignée avec l’accord de Paris (i.e baisse de 5% par an de ses émissions en ordre de grandeur).

En théorie, si la personne visée est disons rationnelle et honnête, et si vos arguments sont les bons, il y a en gros 2 réactions possibles :

  • soit la personne reconnaît avoir tort, par ignorance de tel ou tel point du sujet ou car trop biaisé (ce qui peut d’ailleurs être acceptable) et se met alors à adopter une attitude adéquate (i.e trajectoire 1.5°/2°) qu'il conviendra de surveiller;

  • soit elle maintient sa position initiale, et doit alors de fait admettre défendre une position qui revient à dire que son intérêt personnel a plus de valeur que celui de beaucoup beaucoup plus de personnes (dans le cas présent je dirais en ordres de grandeur des milliards, actuels et futurs), ce qui est une position difficilement tenable socialement (le relativisme moral ne fait pas trop l'unanimité). 2

C’est là la force du name and shame appliqué au changement climatique : il n’y a pas d’alternative recevable à la baisse délibérée de ses émissions de GES, sauf à concéder un extrême égoïsme ou un goût du risque injustifiable (et que l'on ne justifierait pas dans bien d'autres cas! Accepteriez-vous de prendre l'avion si celui-ci avait une chance sur 2 de se crasher?).

Dans les faits/en pratique, la personne pointée du doigt reconnaîtra rarement avoir tort, il me semble (quelle qu’en soit la raison) : le plus souvent, elle défendra son bilan, son propos, avec des démonstrations plus ou moins valides, éventuellement à l’aide de sophismes, etc.

Mais la finalité qui compte le plus n’est pas tant que la personne visée change d’avis ou reconnaisse avoir tort, mais que les incitations qui pèsent sur elle deviennent telles qu’elle soit effectivement obligée de cesser (de gré ou de force) son comportement initial, néfaste pour la communauté.

Pourquoi le name and shame est-il compliqué à mettre en œuvre ?

C’est par exemple relativement facile de pointer du doigt l’Etat français (on connaît avec pas mal de précision l’écart entre les budgets carbone de la Stratégie nationale bas-carbone et les émissions réalisées, de même que l’écart entre investissements à faire et réalisés). C’est tout de suite plus compliqué de vérifier qu’une entreprise comme Total est alignée ou non avec l’accord de Paris : l’information est moins transparente, fiable, plus difficile d’accès, les calculs ne sont pas faits « à notre place » comme pour l’Etat, etc (et d’ailleurs l’entreprise en général ne se prive pas de profiter de ces biais et communique quasi-exclusivement sur ce qu’elle fait de bien). De la même manière, ça a demandé beaucoup de temps (de l’ordre des dizaines d’heures j’imagine) et d’énergie et de volonté (pour faire face aux soutiens de ces marchands de doute) à Rodolphe Meyer pour préparer ses vidéos de debunking des conférences de F. Gervais et V. Courtillot.

Ainsi, en plus d’être relativement douloureuse et radicale (on se confronte à la personne en question), le name and shame peut être risqué et à double tranchant : il requiert une très bonne connaissance technique du sujet climatique, un bon bagage intellectuel et rhétorique, et une certaine facilité à s’exprimer.

Comment appliquer ce name and shame?

En quelques mots, cela peut se faire sur les réseaux sociaux, via le bouche à oreille, en signant des pétitions, en manifestant, en faisant des actions en justice, etc.

 

Conclusion

« Faire sa part », ce n’est pas seulement réduire son bilan carbone.

En 2019, et alors que nos budgets carbone se réduisent comme peau de chagrin, notre responsabilité individuelle va bien au-delà de ce qu’on a l’habitude de lui assigner.

Nous devons (de manière différenciée, suivant notre capacité à le faire) être d'efficaces contributeurs d’émissions évitées, et ne pas reculer le cas échéant devant le difficile exercice du name and shame.

Les grandes avancées collectives n’émergeront pas par magie : elles ne se feront, à mon sens, que si les individus qui composent les collectifs et institutions (Etats, entreprise, etc.) assument leur propre responsabilité, qui comprend, à des degrés divers, une forte contribution aux émissions évitées.

Voici un tableau récapitulatif des possibilités d'actions au niveau individuel :

Point important : le potentiel de réduction des émissions est relativement faible pour l'action "réduire ses émissions induites/son bilan carbone". Il est par construction borné par la valeur de son propre bilan carbone, de l'ordre en moyenne de 10 tonnes de CO2eq pour un Français. En revanche, la borne supérieure à l'action "contribution d'émissions évitées" est beaucoup plus haute (c'est d'ailleurs le point positif de la chose, elle est en ordre de grandeur de quelques dizaines de milliards de tonnes de CO2)! Par exemple, de combien aurai-je contribuer à éviter des émissions de CO2 si je suis à l'initiative du Manifeste étudiant pour un réveil écologique? si au-sein de mon entreprise, je joue un rôle clé dans l'abandon d'un projet qui aurait été fortement émetteur de CO2? ou si je joue un rôle clé dans le lancement d'un produit qui sera fortement contributeur d'émissions évitées? ou si je participe au blocage d'une mine de charbon en Allemagne? ou si je participe à l'abandon de la construction de l'aéroport de NDL, étant membre actif de la ZAD? ou si je fais un post de blog sur la responsabilité individuelle face au changement climatique lu par qq dizaines de personnes?...

1 : à date (juillet 2019), ça ferait un peu trop de monde à blâmer…

2 : on peut voir cet argument comme un raisonnement par l’absurde : comme très peu d’entre nous privilégieraient leur propre intérêt (matériel) à l’intérêt (pas forcément matériel) de milliards de personnes, et comme pour autant nous agissons jusqu’à présent et en moyenne comme si tel était le cas, alors la grande majorité d’entre nous est très biaisée et ignorante!


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