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  • guillaumecolin

Résilience et valeur de Shapley

Dernière mise à jour : 30 mars 2020

« Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».

Le saviez-vous ? Il s’agit de la deuxième phrase de l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789.

Cette phrase figure également en préambule de la Constitution française.





 

Cela a déjà été dit, la crise sanitaire actuelle met soudainement en lumière l’importance différenciée des acteurs de la société en termes d’utilité commune.


Employés des secteurs hospitalier, médical, agro-alimentaire, de l’enseignement et de la recherche, gestionnaires de réseau (eau, énergie, télécommunication, déchets, transport, etc.), producteurs de biens et matières indispensables (énergie, biens de première nécessité, etc.), fonctions régaliennes (sécurité, justice, etc.) : voilà autant de professions sans lesquelles nos sociétés se porteraient nettement moins bien (en particulier en ces temps-ci), ou dit autrement autant de professions dont la valeur marginale est très élevée pour nos sociétés.[1]


Mais alors, pourquoi ces professions, garantes du bon fonctionnement de nos sociétés, ne sont-elles pas parmi les plus rémunérées et valorisées socialement ? Quelle devrait être la juste rétribution de chaque acteur de la société ?

 

La notion de justice fait écho à celle de mérite, par ailleurs elle-même souvent assez difficile à définir (rôle des influences sociales, de l’environnement familial, incitations et avantages asymétriques, etc.) : beaucoup d’entre nous seront néanmoins probablement d’accord pour dire qu’il est juste que les personnes les plus méritantes ou contributrices à l’utilité commune, pour peu que ce mérite puisse être au moins en partie évalué, soient parmi les plus rémunérées et valorisées socialement.


La valeur de Shapley permet de capturer cette idée : elle mesure ce que l’on pourrait qualifier de juste rétribution d’un individu participant à un jeu coopératif.


Dit de façon vulgarisée, la valeur de Shapley mesure ce qu’apporte en moyenne un individu aux autres. Dit plus rigoureusement, elle est égale à la moyenne pondérée des contributions marginales à l’ensemble des coalitions ou sous-groupes coopératifs possibles.

On peut également interpréter la valeur de Shapley comme étant la valeur marginale calculée sur toute les séquences d’élimination de joueur, ou alors en supposant que chaque joueur entre de manière aléatoire dans chaque coalition possible.


Le concept de valeur de Shapley présente plusieurs intérêts :

  • La solution au jeu coopératif est définie de manière unique et par une formule analytique.

  • Etant une moyenne pondérée des contributions marginales de chaque acteur, la valeur de Shapley intègre ce qui n’apparaît pas ou peu dans nos systèmes de prix actuels (il s’agit donc d’une externalité positive) : la contribution indirecte de chacun d’entre nous au bon fonctionnement de la société. Dit autrement et à titre d’exemple, si nous pouvons partir en vacances à l’autre bout du monde, ce n’est pas uniquement grâce à notre agence de voyages, c’est aussi en partie grâce à chacun d’entre nous, et notamment en partie grâce à toutes ces fonctions vitales sans lesquelles nous ne pourrions pas partir en vacances.

  • C’est la seule solution à satisfaire quatre axiomes avec lesquels la plupart d’entre nous devraient être en accord.

Les quatre axiomes en question sont les suivants :

  • il s’agit de répartir intégralement le bénéfice ou résultat total de la coopération (on parle d’efficacité ou d’absence de gâchis),

  • d’être symétrique (ou condition d’anonymat : tous les joueurs sont traités de la même façon ; à contribution égale, récompense égale),

  • ne pas récompenser les joueurs « inutiles » (ceux qui ne contribuent pas au pot commun),

  • et enfin de respecter une propriété d’additivité (ou linéarité) moins intuitive et philosophique.

Autrement dit, si l’on souhaite vivre dans une société satisfaisant ces quatre axiomes, il faut et il suffit que la rétribution de chaque acteur de la société (ou joueur en l’occurrence) soit égale à sa valeur de Shapley.[2]


 

Contentons-nous ici de mentionner simplement ce qui me semble être l’une des principales limites à la formule standard de calcul de la valeur de Shapley.

Cette limite a trait à la difficulté déjà évoquée ci-dessus de qualification du mérite.


Si la valeur de Shapley est évaluée de façon standard en pondérant les valeurs marginales des contributions par sous-groupe, il serait probablement plus juste et équitable de juger le mérite de quelqu’un non sur la base du résultat de sa contribution -qui intègre une part de (mal)chance à laquelle le joueur n’a par définition que peu à voir, mais sur la base de la valeur de ses prises de décision ou intentions ayant conduit à sa contribution. Cela permettrait par exemple de limiter le fait qu’une personne avec moins de capacités physiques ou intellectuelles ne soit pénalisée, indépendamment des décisions qu’elle a prises.


 

Revenons aux métiers dit essentiels et tentons de comparer leur valeur de Shapley à celle d’autres métiers moins essentiels pour nos sociétés.

Voici une liste non exhaustive des questions que nous devrions nous poser pour pouvoir établir une telle comparaison : quelle serait notre utilité commune s’il n’y avait ni personnel hospitalier ni éboueurs ? Ni agriculteurs ni producteurs d’électricité ? S’il y avait des stars du show-business mais pas de gestionnaires de réseau d’eau et de déchets ?

On comprend aisément qu’il y a logiquement assez peu de sous-groupes dans lesquels la valeur marginale de ces différents métiers dits essentiels ne serait pas élevée.

A l’inverse, la valeur marginale des stars du show-business est non nulle dans un nombre très limité de sous-groupes.

Plus précisément, elle est non-nulle dans les seuls sous-groupes où l’ensemble des métiers essentiels sont déjà représentés (et sont suffisamment nombreux et peuvent exercer dans des conditions satisfaisantes), car, par définition, sans l’un de ces métiers essentiels, la valeur globale de nos sociétés serait extrêmement basse (sans agriculteurs, elle serait proche de zéro).

Ainsi, la valeur de Shapley des métiers essentiels, moyenne pondérée de leur valeur marginale dans l’ensemble des sous-groupes, est bien plus élevée que celle des stars du show-business ; alors même que dans le monde réel, la hiérarchie est inversée : ce sont souvent les stars du show-business qui percevront les rémunérations les plus élevées et seront le plus admirées.


Cet écart entre valeur de Shapley et valeur réelle constitue une critique très forte de nos modèles de société actuels et est un élément de preuve probant de l’inefficience de l’allocation des richesses des économies de marché telles que nous les connaissons.


 

A ce stade, certains pourraient faire remarquer que le calcul de la valeur d’une personne au-sein d’une société sort du champ d’application de la valeur de Shapley, puisque notre société en tant que telle n’est pas un unique jeu coopératif dont on pourrait chercher à individualiser le résultat commun, mais plutôt l’union de jeux coopératifs (le tissu d’entreprises la composant), eux-mêmes pouvant être en compétition (l’économie de marché).

Je pense que sur ce point, tout dépend plutôt de l’idée que l’on se fait de la société : s’agit-il d’une somme d’individus ou de groupes de personnes isolés et défendant exclusivement leur propre intérêt, ou à l‘inverse, d’une seule communauté d’individus interdépendants et pouvant œuvrer pour l'intérêt général ?


Quel que soit l’endroit où on place le curseur, je pense que l’on peut néanmoins se mettre d’accord sur une version minimaliste de la théorie de Shapley : pour que nos sociétés soient un minimum justes (et donc durables, les injustices trop fortes et longues dans la durée conduisant inévitablement à l'implosion de nos sociétés), il convient d’arrêter de récompenser excessivement les activités économiques ou individus non essentiels à l’intérêt général, et donc de réguler plus fortement et différemment le marché du travail.


Dans le cadre de la transition écologique, le curseur penche très probablement plus vers le second type de société que le premier.

En effet, la reconstruction écologique est un projet commun par excellence, où la notion de biens communs joue un rôle clé, et qui implique une coopération à toutes les échelles -du local à l’international- à travers des actions de solidarité et de partage (envers les plus exposés aux risques climat), un transfert de compétences et de technologies, etc.


Il est assez consensuel de dire que la reconstruction écologique est indissociable d’une réduction des inégalités sociales.

On pourrait dire de manière complémentaire que la reconstruction écologique est très probablement indissociable d’une convergence des valeurs de chaque individu vers leur valeur de Shapley.

La résilience et la durabilité de nos sociétés sont ainsi vraisemblablement synonymes d’un alignement fort entre valeur individuelle et valeur de Shapley.


Voilà un argument très puissant en faveur de la transition écologique : les sociétés ayant réussi à mettre en œuvre cette transition seront probablement les plus justes !


 

Dans une tribune en 2016 faisant suite à la disparition de Lloyd Shapley, Gaël Giraud disait qu’il incombait aux héritiers de ce même Shapley d’irriguer le débat public de ses concepts et travaux de recherches.

Quatre ans après la disparition de Shapley et plus de soixante ans après ses premiers travaux précurseurs, il est plus que jamais de notre responsabilité collective de veiller à ce que la valeur de Shapley irrigue à nouveau le débat public et nos choix politiques.


 

Sources :

[1] En cas de plan ORSEC, ce sont ces types de métiers qui seront particulièrement mis à contribution car indispensables à la collectivité. [2] Notons que des caractérisations un peu différentes de la valeur de Shapley ont été développées sur la base d’autres axiomatiques : https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2011-2-page-155.htm

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