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  • guillaumecolin

La contrainte Énergie en quelques lignes

Dernière mise à jour : 30 mars 2020


Le second élément de contexte de la transition écologique que j’aimerais évoquer a trait au rôle de l’énergie dans l’économie.

Avant d’aller plus loin, reconnaissons que cette vision de la macroéconomie (où l’énergie jouerait un rôle déterminant) n’est pas consensuelle chez les économistes (c'est peu dire, mais, je pense qu’elle est surtout méconnue, ce qui est inquiétant). Certaines personnes s’expriment sur la question, mais il n’y a pas d’organisme équivalent au GIEC pour le domaine de l’énergie et qui serait chargé de faire une synthèse de ce qui se dit dans la littérature scientifique. Ce qui suit pourrait donc être qualifié d’hérétique (ce qui ne veut absolument pas dire que ce soit fondamentalement faux, sinon je n'en parlerais pas bien-sûr).

Qu’en est-il alors du rôle de l’énergie dans l’économie ?

Le mieux est certainement que vous visionniez une présentation de Gaël Giraud (par exemple celle-là, qui traite uniquement du sujet) ou de J-M Jancovici (par exemple celle-ci, où il est aussi question de climat). Tous les deux sont très bons orateurs et leurs interventions sont en général plaisantes à écouter.

De la même manière que pour le changement climatique, voici une tentative de résumé de ce qu’est la contrainte Énergie.

 

La vision macroéconomique mainstream de la croissance économique, si j’ai bien compris et pour faire simple, consiste à dire que le progrès technique et l’innovation (on parle de résidu de Solow) en sont la cause première (de manière endogène ou exogène, c’est selon). Dans cette vision (modèle de Solow), le travail humain et le capital technique sont les deux facteurs de production, et c’est le progrès plus que l’accumulation de ces deux facteurs qui contribue à la croissance.

Dans cette vision de l’économie, l’énergie joue donc par construction un rôle mineur.

Dans les modèles macroéconomiques fondés sur cette représentation de la production (par exemple modèle DSGE), il n’y a pas de spécificité de la nature, pas de contrainte sur les ressources naturelles et donc encore moins de vision systémique avec prise en compte des boucles de rétroaction liées aux limites physiques sur Terre (comme cela a pu être fait dans le rapport Meadows notamment).

La Nature est une externalité à traiter comme telle : elle vaut quelque chose si une valeur monétaire lui est attribuée (laquelle ? pour toutes les externalités ? Tous les services écosystémiques ?), elle ne compte pour rien sinon0.

De sorte que dés lors que les prix de revient des biens et services consommés n'intègrent pas les externalités environnementales (ce qui est largement le cas aujourd'hui, en France notamment), la disparition du capital naturel non renouvelé (ou destruction de notre patrimoine) n'est pas comptée en négatif dans les comptes, et n'apparaît donc pas dans un indicateur tel que le PIB. Il n'y a d'ailleurs dans nos comptes pas plus de provisions pour risques et charges liées aux dommages à venir (bouleversements environnementaux dont le changement climatique).

Avoir pour but l'accroissement du PIB dans les circonstances actuelles (peu ou pas d'écotaxes), c'est un peu comme si, lors d'un match, une équipe de foot se fixait comme objectif non de marquer plus de buts que son adversaire (vision patrimoniale), mais d'en marquer autant que possible, faisant peu voire pas de cas de la défense.

 

Considérons une autre approche de nos économies, plus « biophysique » ou « réaliste », et constatons ceci. Dans nos sociétés modernes, le travail, nécessaire à la transformation des ressources, est très largement fourni par des machines (terme générique désignant des moteurs, procédés industriels, ordinateurs, …) requérant de l’énergie pour fonctionner1. L’énergie consommée par an et par personne est en moyenne plusieurs centaines de fois égale à l’énergie qu’un être humain pourrait raisonnablement fournir à l’aide de ces bras et jambes en un an. Autrement dit, un humain, en moyenne, dispose à plein temps de plusieurs centaines d’esclaves énergétiques, des machines à la puissance équivalente à celle d’un humain alimentées à partir d’énergie primaire et fonctionnant à plein-temps.

Source : Auteur; notez que cette représentation est aussi incomplète, puisque n'y apparaissent pas le capital humain, le capital social, ainsi que d'autres rétroactions envisageables.

La corrélation, la cointégration entre la production (notée PIB lorsqu’elle est comptée en argent) et le volume d’énergie consommé, ou encore l’élasticité élevée du volume d’énergie consommé dans le PIB sont le reflet de cette vision de l’économie et la conséquence de ce qu’est par définition l’énergie : l’unité de compte physique du changement et de la transformation.

Le lien de causalité (c'est l'un des rôles de l'économie d'essayer d'établir des liens de causalité entre phénomènes) est plus difficile à appréhender.

Il apparaît d'abord dans le sens de l’énergie vers le PIB : la consommation d’énergie primaire déterminant le fonctionnement des machines et précédant (temporellement) donc la production de biens et services.

On peut aussi envisager des boucles de rétroaction : la richesse, accumulée par suite de la production de ces mêmes biens et services, peut être dépensée et contribuer à une hausse de la consommation d’énergie.

Il y a donc possiblement deux forces agissant chacune en sens inverse l'une de l’autre. Une étude économétrique récente (dont il est question dans la vidéo de G. Giraud mise en lien plus haut) semble indiquer un lien de causalité univoque de la consommation d’énergie vers le PIB.

0 : lorsque l'’on voit ne serait-ce que la difficulté à donner un prix au carbone, on peut raisonnablement se demander si vouloir donner un prix aux « raretés non marchandes » (lesquelles ? toutes ?) dans une démocratie, et donc rechercher une croissance « verte » n’est pas une dangereuse illusion et vaine tentative, et si la « solution » ne viendrait pas plus d’un changement de paradigme économique (cesser de chercher à croître matériellement). Encore faudrait-il avoir le courage de se poser ce genre de question gênante…

Pourquoi cette thèse me convainc-t-elle?

Ce n'est pas tant la rhétorique que la dialectique de l'un ou l'autre (J-M Jancovici, G. Giraud) qui m'a convaincu. Et j'espère ne pas être trop borné (et/ou ne pas le devenir) pour pouvoir être capable de changer d'avis sur la question le jour où un contre-argument irréfutable sera apporté.

Jusqu’à présent, aucune des réponses contradictoires (lorsqu'elles existent2), que j’ai pu entendre ne m’ont satisfait.

Un argument est souvent invoqué et découle, à mon sens, d’un raisonnement du type de celui de l’Economiste d’A. Pottier : « Voyons, le prix de l'énergie étant actuellement bas (tout est toujours question de prix), ce prix étant censé refléter la rareté, de problème il n'y a alors pas, CQFD ». Vite fait bien fait, pourrait-on même rajouter ironiquement.

C’est à mon sens faire bien peu de cas du fait que la loi de l’offre et de la demande n’est pas une loi générale (aucune loi économique ne peut revendiquer d'être "générale"), qu’en particulier pour le pétrole il n’y a aucun lien historique entre prix et volume consommé (voir les graphes de J-M Jancovici), que les marchés sont imparfaits (et ne révèlent pas nécessairement le vrai prix d’une commodité) et fréquemment soumis au phénomène des tâches solaires, que nous sommes actuellement dans une période type déflationniste où les prix sont tirés vers le bas (et qui fait justement suite à un choc pétrolier lié au pic de pétrole conventionnel au milieu des années 2000 !), et qu’au-delà de ça, le théorème du cost-share qui relie élasticité et prix (et permettrait de justifier une faible élasticité de l’énergie dans le PIB) est des plus contestables (l’une des hypothèses est l’absence de contraintes sur la ressource, ça c’est d’ l’hypothèse !).

Voici un petit échantillon d'autres contre-arguments :

  • " La contrainte physique sur le flux d’énergie n’est pas encore ressentie " ou encore plus prétentieux, "grâce aux pétroles de schiste, le pic pétrolier est renvoyé aux calendes grecques" : si, le pic de pétrole conventionnel a déjà été franchi, pour des raisons géologiques ! Et la production "tous pétroles" est globalement stable (aux condensats et liquides de gaz près). Par ailleurs, la période prolongée de "bas prix" du pétrole freine les investissements des compagnies pétrolières et compromet d'autant plus l'approvisionnement / offre en pétrole pour les années à venir.

  • " Notre économie se dématérialise ", ou plus catégorique " s’est dématérialisée ". Celle-là, c’est la meilleure à mon goût. Quelles preuves solide dans les statistiques d’une éventuelle " dématérialisation " de nos sociétés ? Notre dépendance au pétrole n’a pas diminué mais justement augmenté ce dernières années. La " déconnexion " a lieu plus dans nos têtes que dans la réalité.

  • variante réconfortante de l'argument prix bas donc pas de contrainte : "au-delà d’un certain prix de la rareté (type pétrole), un substitut rentable apparaîtra " : au nom de quoi aurions-nous la garantie qu’un substitut apparaîtrait miraculeusement (deux problèmes notamment : existence physique du substitut, volatilité du prix de la rareté qui compromet la rentabilité du substitut éventuel - et une fois de plus, cette volatilité n'est pas en contradiction avec la raréfaction, les deux vont de pair actuellement) ?

 

Quels problèmes, alors, si l'on admet que l'énergie joue un rôle déterminant dans la croissance ?

L’énergie que l’on consomme actuellement est très largement non-renouvelable et carboné. Deux problèmes pour le prix d’un.

Non-renouvelable implique que la consommation ou flux de ce type d’énergie passera nécessairement par un maximum avant d’inexorablement converger vers zéro, au-delà de toute considération des prix.

Etant donné le lien de causalité entre énergie et PIB, le « pic » du volume d’énergie consommé (tout comme le rythme de décru qui en suit) est tout sauf un épiphénomène : il signifie, à l’efficacité énergétique de l’économique près, le point de bascule entre une économie de croissance et une économie de décroissance.

Le pic de pétrole conventionnel a déjà été franchi (pour des raisons géologiques, bis), cela est unanimement reconnu; et le pic de "pétrole au sens large" voit sa production stagner ou croître légèrement (on parle de plateau) : le ralentissement de l’offre en pétrole (reine des énergies s'il en existe une ou or noir) est bien réel.

La stagnation actuelle aurait donc un lien puissant avec notre incapacité à extraire un flux croissant d’énergie (contraintes géologiques puis réaction du système économique).

Toutes énergies confondues, la contrainte se manifestera aussi durant ce siècle.

Carboné, signifie que la combustion de la ressource générera des GES et contribuera à l’accroissement de l’effet de serre. Lutter contre le changement climatique a donc un effet récessif, toutes choses égales par ailleurs.

 

Quelles questions se posent ?

La liste de questions est sans fin, en voici quelques unes des plus réjouissantes.

  • La croissance est-elle finie ? Les récessions vont elles se succéder du fait de la dépendance énergétique de notre économie et de la décrue énergétique subie (en particulier en Europe) ?

  • Nos politiques sont-ils aussi nuls qu’on le dit (pensez-y, ils sont incapables de relancer la croissance !)? N’est-ce pas nous qui sommes assez largement ignorants ?

  • Quel mérite attribuer à l’Homme dans la construction de nos sociétés modernes ? Il y a du progrès technique certes, beaucoup même, dans la capacité à extraire plus d’énergie primaire, et à inventer les machines pouvant l'exploiter, dans la capacité à améliorer –modérément- l’efficacité avec laquelle on utilise cette énergie. Ce qui caractérise le début de l'ère moderne, c'est bien l'émergence de techniques (le progrès) et de conditions sociales et organisationnelles (les institutions) permettant de décupler l'exploitation des ressources fossiles, et pas l'apparition de ces ressources fossiles (qui étaient déjà présentes dans le sous-sol terrestre, et exploitables donc, bien avant le début des révolutions industrielles). Mais ce progrès ne cache-t-il pas simplement notre chance, celle de vivre sur une planète riche en ressources énergétiques ?3 Sommes-nous à ce point déconnectés et prétentieux pour croire que notre richesse ne doit qu'à nous et notre intelligence?

  • Allons-nous payer nos dettes (publiques, privées) en l’absence de croissance, et si oui, comment (monétisation, inflation…) ?

  • Comment gérer le budget de l’Etat, alors que beaucoup de ses recettes sont basées sur des flux, amenés à décroître ? Comment gérer la Sécu ? Notre système de retraite?

  • Partant de l’hypothèse que l’économie mondiale est un jeu à somme nulle (PIB mondial constant car flux d'énergie au mieux constant), doit-on poursuivre dans la voie de la mondialisation « partout et tout le temps », au risque d’accélérer le déclin de certains pays face à d'autres plus compétitifs (souvent pour de mauvaises raisons : dumping fiscal et des salaires, peu ou pas de normes environnementales, etc), et la hausse des inégalités internes ?

  • Doit-on envisager un effondrement de nos sociétés telles que nous les connaissons, en l'absence de réaction rapide et forte? Mais n'est-il pas déjà trop tard?

  • ...

 

Conclusion

Raréfaction des ressources énergétiques (contrainte Énergie) et changement climatique (contrainte Climat) sont donc les deux faces d'une même pièce (on peut parler de contrainte Énergie-Climat). L'un et l'autre ne sont pas fondamentalement contradictoires. Il peut y avoir simultanément une limite sur le flux (contrainte Énergie) malgré un stock important (contrainte Climat ou changement climatique).

Il y a un décalage temporel entre ces deux contraintes : la contrainte Énergie se manifeste aujourd'hui (et même depuis quelques années), tandis que les pires effets (souvent indirects) du changement climatique apparaîtront majoritairement d'ici quelques années (on perçoit cependant déjà des "signaux -de moins en moins- faibles", mais le changement climatique a pour le moment peu d'effet perceptible sur un indicateur tel que le PIB, en tout cas dans les pays occidentaux).

La transition énergétique consiste à faire d'une pierre deux coups : libérer nos économies de leur dépendance aux énergies fossiles, et éviter les pires conséquences du changement climatique.

Ne pas réussir la transition, c'est subir deux peines pour le prix d'une : un changement climatique majeur, et peu de moyens d'adaptation car moins de ressources énergétiques.

1 : François Roddier, dont les réflexions sont captivantes, va encore un cran plus loin en décrivant le fonctionnement de nos sociétés humaines comme celui de machines thermodynamiques, visant à maximiser le flux d’énergie la traversant (il parle de dissipation d’énergie).

2 : Voici quelques critiques: par exemple ici et . Je vous conseille notamment de visionner les échanges entre P-N Giraud et J-M Jancovici aux Jéco 2014 (à partir de 11' pour plus de bonheur).

3 : « Depuis treize millénaires environ, nous vivons d'un surplus (agricole d'abord, puis industriel, puis multi-sectoriel) qui doit beaucoup à l'énergie et à la matière (et un peu au travail intelligent des humains). (...) Forclore l’origine du surplus n’est-il pas un excellent moyen de dissimuler –à soi-même pour commencer- que l’on est simplement en train d’administrer une rente ? » : G. Giraud en préface du livre d’A. Pottier. Jusqu’aux chocs pétroliers (disons 1980), la croissance du PIB mondial par habitant (3% par an) est due (si on admet le sens de causalité énergie à PIB) pour 2/3 par la hausse de la consommation d’énergie par habitant (2% par an) et 1/3 par la hausse de l’efficacité énergétique (1% par an).

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