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guillaumecolin

Coronavirus et changement climatique : cygne noir plutôt que rhino gris ?

Dernière mise à jour : 5 mai 2020


Vous avez très probablement entendu parler de cygne noir (concept popularisé par N Taleb) et vu certains commentaires disant que la crise actuelle du coronavirus s’y apparentait : imprévisible, aux conséquences majeures et à laquelle on peut trouver des justifications a posteriori.

Vous êtes probablement moins nombreux à avoir entendu parler du concept de rhino gris de M Wucker, qui, prenant le contre-pied du cygne noir, met le doigt sur nos capacités d’anticipation d'évènements jugés imprévisibles par d’autres.

La tentation peut en effet être grande d’invoquer un peu facilement et de façon détournée le concept de cygne noir pour mieux se dédouaner et faire croire que, finalement, « ce qui arrive est bien malheureux mais nous n’y pouvions pas grand-chose : c’était imprévisible ».

La faute au hasard (quel hasard ?), à pas d’chance pourrait-on dire de façon un peu nonchalante.

La messe avait déjà été dite lors de la crise financière de 2009, et nous voilà maintenant en pleine crise du coronavirus que le refrain est à nouveau joué par certains d’entre nous. Ce genre d’analyse me semble être de très courte vue : employé tel quel et sans plus d’éléments de réflexion, il s’apparente à mon sens au minimum au sophisme du paresseux, au pire à une imposture criminelle qu’il conviendra de juger comme telle.

Le parallèle sera fait par la suite avec la crise écologique en cours (la BIS a également publié un rapport intitulé The green swan), puisque étant donné notre impréparation actuelle à un climat se réchauffant (manque d’adaptation) et notre propension à ne pas faire les efforts de réduction des émissions nécessaires à la limitation de ce réchauffement, notre tentation pourrait être grande dans le futur de faire des erreurs analogues de jugement et de conclure injustement à l'imprévisibilité de ce qui nous arrive.

De telles erreurs de jugement peuvent être problématiques : elles pourraient compromettre la gestion des risques susceptibles de se matérialiser dans l’avenir, et par ailleurs ne permettent pas de mettre en lumière les responsabilités différenciées (name and fame/shame) des uns et des autres.

En effet, si l’on ne saurait prédire avec précision le moment de survenue de tel ou tel évènement que d’aucuns qualifieraient de cygne noir (crise financière, pandémie, incendie, etc.), nous ne sommes pour autant pas complétement dépourvus d’informations et de moyens d’actions.

 
  • Monitoring

Nous pouvons suivre certains indicateurs (physiques notamment) plutôt que d’autres : les plus instructifs et révélateurs des probabilités de survenue d’évènements, qu’il convient alors d’évaluer dans une démarche bayésienne.

Dans le cadre de la crise écologique, nous pouvons citer les indicateurs tels que l’empreinte écologique mondiale, la consommation d’énergie fossile, les émissions de GES, et probablement bien d’autres encore.

Ainsi, le fait que notre empreinte écologique soit supérieure à une Terre signifie que nos modes de vie sont insoutenables : il est donc a priori (i.e avant que cela ne se produise effectivement) certain que cette empreinte écologique reviendra, de gré ou de force, d’une manière ou d’une autre, à un niveau soutenable physiquement.

De même, les ressources d’énergie fossile étant en 1ère approximation non renouvelables, il est a priori certain que notre consommation passera par un maximum (le fameux pic) avant de converger vers zéro.

Enfin, le fait qu’un acteur ait un bilan carbone élevé est révélateur d’une forte exposition au risque climat de transition : la probabilité a priori qu’un tel acteur soit impacté dans le futur est donc, d'une manière ou d'une autre, plus élevée que si son bilan carbone était plus faible, toutes choses égales par ailleurs.

Autre exemple : S Keen a mis en évidence le fait que le ratio dette privée sur PIB soit élevé fait évoluer à la hausse la probabilité d’apparition de crise financière.

En somme, suivre les "bons" indicateurs permet de se donner le maximum de chances de ne pas être pris de court. On sait que l'empreinte écologique baissera pour revenir à un niveau soutenable, nous n'aurons donc pas le droit de jouer les surpris lorsque cela se produira!

 
  • Mitigation

Nous pouvons essayer de limiter la probabilité de survenue d’évènements à l’avenir, par exemple dans le cadre du changement climatique en s’alignant avec des trajectoires d’émissions compatibles avec des réchauffements de 1.5/2°C.

Il s'agit donc ici de mettre en oeuvre, par ordre décroissant d'efficacité, des actions de réduction agissant sur les indicateurs pertinents retenus dans l'étape ci-dessus.

En effet, on sait par exemple dire que les évènements extrêmes (du type des incendies géants fin 2019 en Australie) seront probablement de plus en plus fréquents et intenses (avec une variabilité géographique) dans un climat se réchauffant (le GIEC fournit des ordres de grandeur de ces différents risques par scénario de réchauffement).

Réduire ses émissions de GES, c’est donc réduire la probabilité future de tels évènements.

Ainsi, dire des incendies géants en Australie de fin 2019 qu’ils étaient par abus de langage « prévisibles » n’est pas une rationalisation a posteriori : ce type d’évènement est précisément ce qui était et est attendu dans le cadre d’un climat qui se réchauffe !

A nouveau, il ne faudrait pas faire passer son inculture scientifique et sa méconnaissance des rapports du GIEC pour autre chose.

 
  • Adaptation

Nous pouvons essayer de limiter la sensibilité de nos sociétés (ou de n’importe quelle structure) à ces évènements.

C’est-à-dire que, si malgré nos efforts de prévention, une pandémie venait à se produire à nouveau, nous devons faire en sorte d'y être préparés au mieux pour y faire face (avoir le matériel de soin adaptée et en quantité, les compétences nécessaires, avoir des plans « pandémie » -exemple de celui d’EDF, avoir un service hospitalier robuste, etc.) : en somme, nous pouvons faire en sorte d’améliorer notre résilience.

Sur ce point de l’adaptation, certains pourront rétorquer qu’il est difficile de se préparer à un évènement dont on ne sait pas grand-chose et qui est associé à tout un tas d’incertitudes, que ce soit en termes de moment de survenue, d’intensité, etc.

Mais là aussi, nous ne sommes pas « à poil », heureusement ! Il existe des outils issus de la théorie de la prise de décision en univers incertain qui prennent acte de cette incertitude et offre des moyens d’agir, et qui peuvent être adaptés à la gestion des risques posés par le changement climatique par exemple.

Ces approches ont en première approximation toutes pour point commun d’allier flexibilité (ou adaptabilité, voire agilité) et robustesse.

Ce sont des approches de type :

"bottom-up"

  • Prise de décision robuste (Robust Decision Making) basée sur la prospective et l'analyse par scénarios

  • Il s’agit de faire de la prospective d’indicateurs, principalement physiques (autrement dit non financiers). Les récentes livraisons d’I4CE et du Shift Project apportent des éléments de réponse sur les bonnes façons d’utiliser les scénarios de prospective.

  • cela inclut également les approches de type "sans regret" ou MinMax Regret

  • Programmation/adaptation dynamique (Dynamic Adaptation Pathways)

"top-down", telles que l'analyse d'options (options sur le timing d’un investissement, sa taille, etc.) ; on peut distinguer

  • les Options réelles , la référence étant les travaux de Dixit et Pindyck

  • les quasi-options d'Arrow-Fisher-Hanemann-Henry (qui saisit la valeur de l'apprentissage conditionné à la préservation)

Ces approches font d’une certaine manière écho aux modes de réflexion de la « pensée complexe » chère à E Morin ou à la stratégie telle qu’appréhendée par Alain-Charles Martinet.

 

Conclusion

Suivi et pilotage de nos sociétés sur la base des « bons » indicateurs, mise en œuvre d’actions de réduction et d’adaptation sont à mon sens les trois piliers d’une stratégie robuste de gestion des risques en univers incertain.

Pour sûr, en termes de gestion des risques de pandémie, nous sommes collectivement loin d’avoir été irréprochables. De même, nous sommes loin de l'être concernant les risques posés par le changement climatique.

Puisse la crise sanitaire actuelle nous servir de leçon et nous inciter à faire notre maximum pour gérer convenablement de tels risques à l'avenir.

Alors, et seulement alors, nous pourrons le cas échéant nous plaindre du « mauvais sort ».


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