Qu’entend-on par "les émissions de CO2 d’une entreprise" ?
Pourquoi compte-t-on les émissions de CO2 d’une entreprise ?
Est-ce pour évaluer leur contribution (terme que l’on préférera à responsabilité) ou leur dépendance au carbone ? Ou autre chose ?
Alors que de plus en plus d’entreprises se donnent des objectifs et trajectoires de réduction de leurs émissions de GES sur leurs scopes 1 à 3[1], font part d’actions de réduction de leurs émissions voire s'auto-déclarent neutres en carbone ou ambitionnent de l’être, on pourrait penser que ce dont on parle, i.e les émissions de GES, suit un mode de calcul et des règles de comptabilité indiscutables et sans équivoque, et répond à des objectifs clairs et partagés.
Du moins était-ce ce que je pensais il y a quelques mois.
Dans cette série d'articles, j'essaierai de montrer en quoi les standards actuels de comptabilité carbone des entreprises souffrent à mon sens de lacunes qui limitent fortement l'intérêt de cette comptabilité carbone.
Si l'exercice de calcul d'un bilan carbone est disons poliment sans grand intérêt intellectuel pour qui en est en charge opérationnellement, les réflexions philosophiques sous-jacentes à la comptabilité carbone sont en revanche passionnantes… et révélatrices des zones de flou voire manquements des standards et des pratiques de comptabilité actuels[3] : je vais essayer d'en donner un aperçu dans cet série d'articles.
Notons au passage qu'il ne s'agit absolument pas de questions philosophiques sans importance : les différents acteurs de la société sont en effet exposés à de réels risques de transition qu'il convient d'évaluer adéquatement, et par ailleurs la question de la justice climatique, du droit à émettre ou dit encore autrement des trajectoires de décarbonation par entité est indissociable d'une juste comptabilité carbone -on parlera ici de risque de responsabilité.
En effet, si un jour une entité est amenée à devoir rendre des comptes (littéralement) sur sa contribution au changement climatique et ses conséquences (et symétriquement sur sa contribution à la transition), le moyen le plus juste d'objectiver la discussion sera de se référer aux émissions comptabilisées de l'entité (induites, réduites et négatives) qui devront donc avoir été comptabilisées.
La distinction soulevée ci-dessus entre risque de transition et risque de responsabilité est d’ailleurs un point source de nombreuses implications (et parfois de confusions) en termes de règles de comptabilité carbone : ce point crucial sera évoqué dans l’article suivant.
Il convient donc d'insister sur l'importance énorme de la comptabilité carbone : disposer et pratiquer une comptabilité carbone la plus robuste et sans ambiguïté possible est un prérequis à toute discussion factuelle sur la lutte contre le changement climatique, quelle que soit la nature de cette discussion.
Comptabilité carbone d’une organisation : qu’est-ce que l’on compte et pourquoi ?
Qu’entend-on donc par « les émissions » d’une entreprise ?
Répondre à cette question, c’est-à-dire expliciter les objectifs qui sont les nôtres lorsque l’on s’apprête à compter les émissions d’une entreprise, est lourd d’implications en termes de règles et choix de comptabilité (et donc d’incitations).[4]
Les incitations issues des règles de comptabilité carbone devraient être conçues de telle sorte qu’elles favorisent des comportements qui, une fois agrégées, entraînent bel et bien une baisse efficace des émissions de GES.
Être au clair sur ce que l’on cherche à évaluer et l’objectif poursuivi est un préalable au choix d’une méthodologie et de règles de comptabilité : procéder dans le sens inverse est porteur de risques qui seront en partie décrits dans la suite.
Car, à bien y réfléchir, savoir pourquoi on compte les émissions (et donc ce que l’on compte) n’est justement pas toujours clair : cherche-t-on à évaluer la responsabilité d’une organisation vis-à-vis du changement climatique ? mais où s’arrête la responsabilité d’une organisation ? ne serait-il pas préférable de parler de contribution au changement climatique en termes de conséquences associées à ses actions? Quid de la dépendance d’une organisation au carbone ? De sa sensibilité financière à un prix du carbone ? Est-ce possible de combiner les approches ?
Cadres de comptabilité carbone
Derrière l’expression en apparence simple de bilan (ou comptabilité) carbone, se trouve une réalité très riche et circonstanciée.
On trouve notamment dans la littérature scientifique :
une distinction entre comptabilité carbone d'un produit (en lien avec la notion d’analyse de cycle de vie -au-sein de laquelle il y a d'ailleurs différents cadres de comptabilité), d'un projet, d'une personne (morale -organisation ou physique) et d'un territoire (pays, zone géographique, etc.).
une distinction entre cinq cadres : on parlera ainsi de comptabilité carbone physique, nationale, axée sur le marché, financière et sociale/environnementale.
Dans la suite, nous nous concentrerons sur la comptabilité carbone d’une organisation ou entreprise (corporate carbon accounting).
[1] e.g objectifs dits basés sur la science (science-based targets, SBT), ou plus exactement basés sur l'interprétation par leurs auteurs de la science [3] dans toute la suite lorsque l'on parle de standard, on se référera de manière indifférenciée au Corporate Standard du GHG Protocol, au Bilan Carbone® ou à la norme ISO 14069 [4] “[H]ow you account for CO2 emissions and the answer you get depend on the questions you ask, the framework of the query” (Marland et al. 2013).
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