Shein engagée SBT, le textile sur la voie de la décarbonation?
- guillaumecolin
- il y a 15 heures
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Introduction
Shein vient de voir ses objectifs de décarbonation validés par l'initiative SBT : que doit-on en penser?
Bonne nouvelle pour le secteur textile, responsable de près de 8% des émissions mondiales de GES?
Il s‘agit là d’un nouvel exemple emblématique des différences de pensée entre approche attributionnelle et conséquentialiste -comme déjà exposé pour la seconde main ou plus généralement de l’économie du partage- et à mon sens des limites rédhibitoires de cadre attributionnel de décarbonation.
Si je résume en quelques mots la suite de l’article :
avec des lunettes attributionnelles (centrées sur les émissions attribuées à un instant T à une entité), Shein est à la pointe de la décarbonation, un phare dans la nuit pour le secteur textile (là où tant d’autres acteurs ne peuvent se vanter d’être engagés SBT);
avec des lunettes conséquentialistes (centrées sur le système et les conséquences morales et carbone), Shein apparaît au mieux comme un opportuniste des failles méthodologiques de nos référentiels.
Reprenons depuis le début.
Shein s’est récemment engagée à réduire d’ici 2030 ses émissions scopes 1 et 2 (émissions dites directes) en absolu de 42%, et ses émissions scope 3 (émissions dites indirectes, de sa chaîne de valeur) de 25%, le scope 3 représentant le gros des émissions de Shein, qui sous-traite largement la fabrication des produits textiles qu’elle vend.
Ces objectifs ont été validés par l’initiative SBT (dite SBTi, pour Science-Based Targets Initiative), label de référence en matière d’objectifs de décarbonation d’entreprises.
Vu d’un angle purement attributionnel, ces objectifs de décarbonation sont irréprochables -d’où la validation par la SBTi : les % de baisse respectent les critères du référentiel, et la baisse est qui plus est en absolu -alors même que des objectifs de baisse en intensité physique ou économique en un sens moins ambitieux auraient aussi été recevables du point de vue de la SBTi.
Le Comptable du carbone -personnage fictif quelque peu zélé et niais- se retrouve d’ailleurs une fois de plus bien embêté : il ou elle a probablement l’intuition que quelque chose cloche -ou qu’il ou elle s’est fait avoir, mais ne dispose pas dans le cadre de réflexion orthodoxe (i.e attributionnel) des clés intellectuelles permettant de formaliser et expliciter la carbo-arnaque.
Car l’engagement de Shein, en un sens méritoire, soulève plusieurs débats de fond si l’on chausse des lunettes conséquentialistes dont je tente de faire la promotion -avec un peu moins de fougue depuis quelque temps.
Si on prend un peu de hauteur de vue, on réalise en effet que les objectifs de décarbonation de Shein sont en réalité tout à la fois injustes et inefficaces du point de vue de la décarbonation.
Nous allons tout de suite détailler chacune de ces deux critiques -qui portent en fait davantage sur SBT que Shein, qui ne fait que s’inscrire (et donc profiter) du cadre standard qui lui est proposé.
Notons au passage que ce déficit de justice et efficacité carbone est l’une des caractéristiques intrinsèques des objectifs de décarbonation attributionnels, … car ils n’ont tout simplement pas été construits pour être justes et efficaces!
Le secteur textile vu sous un angle conséquentialiste
Commençons par nous placer dans le cadre conséquentialiste dont les fondations sont conceptualisées dans cet article.
Comme évoqué dans son descriptif, une étape clé est de comparer (!) les intensités carbone économiques (kgCO2eq/k€) des produits et entreprises d’un même secteur.
J’indique dans le graphique ci-dessous les ordres de grandeur des intensités carbone économiques (kgCO2eq/k€) des trois grandes catégories d’acteurs du textile qui vendent sur le marché européen.
C’est une vision simplifiée et en ordre de grandeur (on est donc pas à la dizaine de kgCO2eq/k€ près, et il peut y avoir des disparités entre acteurs d’une même catégorie), issue de données carbone d’entreprises disponibles dans les rapports ESG / extra-financiers (e.g bilan carbone 2023 de Shein, Zara, H&M, etc.), ou de données moyennes sectorielles issues de bases de référence comme EXIOBASE ou CEDA.
On distingue :
les acteurs dits de l’utra-fast fashion asitatique : la fabrication des articles textiles se fait largement en Asie, puis les produits finis sont exportés en Europe (par avions, bateaux, etc.) et vendus à des prix très bas.
On retrouve dans cette catégorie : Shein, Temu, etc.
les acteurs dits de la fast fashion européenne : leur fabrication se fait aussi largement en Asie, puis ils exportent les produits finis en Europe qu’ils vendent à des prix bas (mais relativement plus élevés que ceux de l’ultra fast fashion).
On retrouve dans cette catégorie : H&M, Zara, etc.
les acteurs dits du made in Europe (Portugal, France, etc.), dont une partie non négligeable des étapes de fabrication est réalisée en Europe (confection, teinture, tissage, etc.) -on ne rentrera pas dans le détail des niveaux de relocalisation de la fabrication.
On retrouve dans cette catégorie toutes les marques engagées, qui vendent les produits les plus vertueux du marché (ou moins impactant, c'est selon) : Loom, 1083, MoEa, etc.
Quelles sont donc les émissions en ordre de grandeur de chacune de ces 3 catégories?
Combien émettent en moyenne 1000 euros achetés en 2024 dans l’ultra fast-fashion, dans la moins mauvaise fast-fashion, et dans une marque engagée européenne?
La réponse est la suivante : respectivement environ 600, 400, et 200 kgCO2eq.
Assez simple à retenir en somme, puisque l’on fait environ +100%, puis +50% des acteurs les moins émissifs aux acteurs les plus émissifs par € de revenu.
Ce facteur de 1 à 3 est donc loin d’être anecdotique, il permet de prendre la mesure des différences d’émissivité des principaux acteurs du marché.

Cette hiérarchie des intensités carbone des 3 grandes catégories d’acteurs du textile en Europe étant obtenue, on a donc les éléments de base pour produire une analyse conséquentielle, et montrer, dans un tel cadre, en quoi les objectifs de décarbonation de Shein sont injustes et inefficaces en termes carbone.
Pourquoi est-ce injuste?
Les objectifs de réduction de Shein ne prennent pas en compte la hausse passée des émissions induites par l’émergence de son activité.
En effet, Shein s’est largement développé les années passées en prenant des parts de marché d’acteurs qui vendent des produits moins carbonés (en kgCO2eq/k€), comme on le voit ci-dessus d’acteurs qui émettent jusqu’à 3 fois moins (200 vs 600 kgCO2eq/k€).
Cet effet substitution a donc induit une hausse nette des émissions, les produits de Shein remplaçant dans nos gardes robes d’autres plus vertueux (ou moins mauvais pour l’environnement).
Au-delà de l’effet substitution, on pourrait aussi questionner l’effet “empilement” ou hausse en volume liée à la croissance de Shein.
En pratique, le secteur de l’habillement voit son CA global en tendance baissière depuis 2010 en France (environ -20% entre 2010 et 2023) -et cette tendance s’est confirmée également après l’arrivée sur le marché de Shein, et est probablement la même dans la plupart des pays européens.
Par ailleurs, s’il a pu y avoir hausse en volume à certains endroits et moments de la consommation textile, c’est probablement en partie par substitution d’autres consommations ou effets vases communicants inter-sectoriels (e.g plus d’achats textile en remplacement de sorties culturelles ou achats de livres -exemple fictif) qu’une véritable croissance en absolu, étant donné que le pouvoir d’achat global stagne ou baisse en tendance dans ces mêmes pays européens.
Mais toujours est-il que l’intensité carbone de Shein (environ 600 kgCO2eq/k€) est supérieure à celle de la consommation française moyenne (qui se situe à environ 250 kgCO2eq/k€ en 2024), donc même à iso-consommation globale et hors substitution intra-sectorielle textile, la substitution inter-sectorielle s’est faite au détriment des émissions de GES.
Ainsi et dit autrement, Shein a entraîné depuis son arrivée sur le marché européen une augmentation entre 50 et 200% des émissions des produits qu’elle a vendus en remplacement d’autres produits de fast fashion ou de made in Europe.
Or cette hausse passée induite n’apparaît nullement dans les % de baisse que s’est fixé Shein au travers de la SBTi.
Ces objectifs de décarbonation sont particulièrement injustes car ils s’appliquent de manière identique quel que soit l’acteur textile, et quelles que soient les conséquences passées de son activité en termes de variation d’émissions induites.
Vous avez bien lu : si une marque textile veut se fixer des objectifs dits alignés avec les Accord de Paris et validés par la SBTi, elle devra réduire ses émissions d’un même montant (en %) que Shein s’est engagée à le faire.
Que l’on s’appelle Shein, 1083, Loom, Patagonia, Veja, etc., peu importe, tous les acteurs textile, quelle que soit leur niveau de vertu carbonée, doivent réduire d’un même montant leurs émissions -alors même qu’un minimum de justice voudrait que ce soit les acteurs les plus carbonés qui fassent le gros de l’effort, n’est-ce pas la philosophie du principe du pollueur-payeur?
SBT donne ainsi une prime aux acteurs les plus carbonés : n’importe quelle entreprise peut arriver sur un marché avec des produits low-cost carbonés, prendre des parts de marché d’acteurs (plus ou moins vertueux mais toujours est-il) moins carbonés, donc augmenter les émissions du secteur en conséquences à iso-volumes, puis montrer patte blanche en se fixant des objectifs SBT identiques à ceux des concurrents dépecés.
C’est du même ordre que d’arriver à une table, se goinfrer, puis dire après être rassasié : “Ok, je suis prêt à maigrir, mais tout le monde, petits et gros, doit faire de même et perdre autant de poids que moi”.
Inutile je pense d’avoir un sens aigu de la justice pour comprendre que ça en manque cruellement.
Pourquoi est-ce inefficace?
Peut-être encore plus cocasse et problématique (notamment pour qui ne serait pas féru de justice carbone), les objectifs de Shein sont également particulièrement inefficaces d’un point de vue de la décarbonation du secteur textile.
Car ce qui serait bien plus pertinent pour réduire rapidement les émissions de GES serait non pas que Shein se décarbone de 3-4% par an (à nouveau, en tant que tel si l’on centre son regard sur n’importe quelle organisation, Shein compris, un tel % de réduction est irréprochable), … mais que les produits textile made in Europe ou France (voire même la fast-fashion historique européenne made in Asia) se substituent aux produits Shein.
Comme on l’a vu plus haut, chaque k€ de ventes de Shein qui serait remplacée par de la fast fashion à l’ancienne permettrait de réduire les émissions d’environ ⅓ (~-30%), et d’environ ⅔ (~-60%) si remplacement par des produits made in Europe.
Ainsi, on réduirait les émissions du textile d’un facteur environ 10 fois plus important à court terme à pousser le made in Europe, plutôt qu’attendre patiemment que Shein se décarbone au rythme de quelques pourcents par an qu’impose SBT.
A ce titre, il est intéressant de remarquer que le prisme attributionnel est tellement imprégné dans nos imaginaires mentaux (souvent accolé au mantra kantien “tout le monde doit faire sa part”), qu’il est parfois même utilisé par des acteurs … vertueux, qui en un sens se sabordent tout autant qu’ils pénalisent la vitesse de décarbonation du secteur.
Ainsi, Julia Faure (dirigeante de Loom) mentionne parfois le fait que Loom ne doit pas (trop) croître pour ne pas contribuer à la sur-consommation textile.
Ce qui là aussi contribue à bloquer le principal levier de décarbonation, à savoir le remplacement de produits les plus carbonés par ceux les moins carbonés (il y a en effet un risque théorique d’empilement et de croissance en absolu de la consommation. Mais ce risque est en réalité très faible dans des sociétés en stagnation structurelle, et pourrait par ailleurs être contrôlé par différents mécanismes -tarification du carbone, etc.).
Notons qu’en général, les metteurs sur le marché de produits best-in-class d’un point de vue carbone sont plutôt défenseurs de l'approche conséquentialiste -sans la mentionner telle quelle, et peut-être à des fins d’intérêt économique plutôt que carbone, mais ici les deux se rejoignent.
Mais donc si à court terme, il est bien plus efficace en termes carbone de remplacer des produits Shein par des produits made in Europe que Shein se décarbone de quelques % par an, qu'en est-il à moyen terme, par exemple en 2030 quand Shein aura atteint ses objectifs SBT, à supposer que cela soit le cas?
Voici ainsi les intensités carbone projetées de Shein à 2030, en partant de son intensité 2023 (~600 kgCO2eq/k€), en considérant la cible en absolu de -25% des émissions scope 3 à horizon 2030, et en supposant différents niveaux de croissance.
Comme la cible de Shein est en absolu, plus ses perspectives de croissance sont élevées, plus la baisse en intensité carbone économique sera importante.

On constate, que même à supposer un doublement de ses ventes à horizon 2030 (ce qui ferait atteindre environ 100 Mds de $ de ventes), l'intensité carbone de Shein serait toujours supérieure à celle en 2023 du textile made in France -i.e sans prendre en compte la décarbonation de ce même textile français sur la période [2023-2030]!
Ainsi, quand bien même Shein atteindrait ses objectifs SBT, il serait toujours plus efficace d'un point de vue carbone d'acheter du textile maison.
Dernière question que l'on va se poser ici : quel impact aura le malus qui devrait être appliqué prochainement sur le textile de l'utra fast-fashion?
Les plafonds fixés dans la proposition de loi sont de 5 euros par article en 2025 pour atteindre progressivement 10 euros en 2030, dans la limite de 50% du prix de vente hors taxe.
Supposons donc en borne haute que les prix de l'ultra fast fashion soient augmentés de 50% : cela implique une baisse d'⅓ de l'intensité carbone économique de Shein, toutes choses égales par ailleurs.

Ainsi, il est intéressant de constater que ce malus ramènerait en première approximation l'intensité carbone de Shein au niveau de celle des acteurs historiques de la fast fashion.
Cela ne serait donc pas game changer pour la décarbonation du secteur, mais aurait au moins le mérite de nous faire revenir en termes carbone à la situation pré-arrivée des acteurs de l'ultra fast-fashion (et de permettre à l'Etat de faire rentrer un peu d'argent grâce aux malus).
Conclusion
Ce qui précède permet j'espère de mettre en lumière le caractère injuste et inefficace des objectifs de décarbonation attributionnels centrés sur une entreprise, plutôt que des approches conséquentialistes qui intégrent les spécificités du secteur et permettent de prendre un peu de hauteur de vue.
Le trop faible intérêt que suscite l'approche conséquentialiste (en témoigne les propositions d'évolution du référentiel de la SBTi, qui ne devraient pas impliquer de changement de paradigme) me fait dire qu'il 'agit d'une Mute News -de niche certes (pour reprendre l'expression de Lê Nguyen-Hoang) : à l’inverse d’une fake news, dont le principe est plus connue et consiste en une désinformation, la mute news brille elle par son absence dans le débat public, alors même que le sujet de fond qui est tu mériterait d’être mis en avant.
Gageons que le conséquentialisme cessera d'être une Mute de news dés lors que suffisamment de personne seront lassées de ce manque de justice et d'efficacité.
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