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  • guillaumecolin

Critique de la comptabilité carbone des entreprises : quid des services vendus? (3)

Dernière mise à jour : 6 nov. 2021


 

2ème gros problème : la (non) comptabilité carbone des services


Pour commencer, faisons un état des lieux de la comptabilité carbone théorique (i.e telle que définie dans les guides méthodologiques des principaux standards) des émissions des services vendus par des entreprises (nous entendrons par service ici ce qui n’est pas un produit):

  • Les émissions liées aux services financiers (dont investissements) sont prises en compte dans la catégorie 15 du GHG Protocol.

  • Les émissions liées aux autres types de services vendus (services liés au numérique, conseil, audit, tout type de prestation intellectuelle, etc.) ne sont pas prises en compte.

Il y aurait beaucoup à dire sur le 1er point et la théorie de la comptabilité carbone du secteur financier (par exemple le vrai-faux problème des double-comptes lors de l’agrégation d’entreprises d’un portefeuille financier), mais notons simplement dans le cadre de ce propos qu’une allocation des émissions est généralement faite au financier/investisseur en calculant le ratio investissement sur valeur de l’entreprise (capital + dette).dans laquelle l’investissement est fait.


De deux choses l’une donc : il y a une allocation des émissions (donc, on se place davantage dans une logique de contribution carbone, cf plus haut), et celle-ci est faite en utilisant une clé différente des autres clés utilisées dans d’autres secteurs (et qui sont d’ordre physique, reposent sur la valeur ajoutée, etc.), ce qui rajoute des problèmes théoriques lorsque l’on tentera de comparer les émissions comptabilisées de certains secteurs avec le secteur financier.


Mais le point central de la critique porte ici sur le second point.

Intéressons-nous donc aux services non financiers vendus par des entreprises, et dont on a dit que les émissions associées n’étaient pas comptabilisées.


La catégorie 11 du GHG Protocol, qui pourrait faire office de catégorie hôte de telles émissions (au sens où il s’agit d’émissions dans l’aval de la chaîne de valeur) est intitulée ‘Use of Sold Products’ (il est donc question des émissions liées à l’utilisation des produits vendus) ; dans sa description, on y trouve que cette catégorie inclut les émissions liées à l’utilisation de produits et services vendus. Puis dans l’explication des règles de comptabilité de cette catégorie, les services ont … disparu (et il n’est plus question que de produits -d'où ce que j'appelle l'absence théorique de comptabilité carbone des services vendus).


Les émissions liées à la vente de services ne sont donc tout simplement pas comptabilisées. Que l’on cherche à évaluer la contribution ou la dépendance au carbone d’une entreprise, cet oubli est catastrophique : un certain nombre d’économies sont déjà tertiarisées, i.e des sociétés de services (notamment les économies dites occidentales), et par ailleurs, cette tertiarisation (au sens où de plus en plus d’entreprises ne vendent plus exclusivement des produits, mais un ensemble de produits et services -cf l’iconomie de M. Volle) est guidée par la croissance de l’économie de la fonctionnalité, qui va probablement se poursuivre.

Et qui dit services ne dit pas absence d’impact environnemental - cependant, la mesure de cet impact est plus complexe, car l’impact pourrait être qualifié d’indirect.


Les raisons à cet oubli sont probablement multiples (mais à mon sens insatisfaisantes) :

  • Un service est immatériel et n’induit pas en tant que tel des émissions. Réponse : certes, mais dans une logique conséquentialiste ou systémique de comptabilité carbone, on se fiche que les conséquences les plus directes soient immatérielles (on ne raisonne d’ailleurs pas en termes de scope dans une telle approche), et dans ce même cadre conséquentialiste il convient de prendre en compte les émissions indirectes qui découleront des conséquences (matérielles cette fois-ci) de la vente de services. Et de fait, ces services auront des conséquences (matérielles) … sinon on peine à comprendre pourquoi un client aurait acheté ces services.

  • Il est difficile d’évaluer les émissions à la vente de services. Réponse : là aussi, certes, mais cette difficulté ne peut pas être rédhibitoire, des possibilités existent et l’évaluation de l’incertitude sera révélatrice des difficultés de calcul.

  • Raison probablement historique : la comptabilité carbone des entreprises repose sur une logique de flux physiques, davantage que sur une approche conséquentialiste (où les conséquences systémiques d’une activité sont évaluées) ; certains tels Ascui F 2014e et Brander 2016 suggèrent d’introduire dans la comptabilité carbone d’entreprises cette logique/distinction déjà présente dans les ACV (attributional/consequential distinction).

Citons quelques conséquences dommageables liées à cet oubli :

Cette myopie des conséquences dans la comptabilité carbone actuelle est particulièrement vraie dans le numérique (que l’on peut considérer ici comme un service plutôt qu’un produit vendu).

Prenons en exemple l’approche de comptabilité du numérique du Shift Project : il s’agit d’une approche par flux physiques standard, qui ne regarde donc pas l’utilité finale du service numérique. Ainsi, que le service numérique soit utilisé pour permettre le covoiturage ou le télétravail, ou à l’inverse qu’il soit utilisé pour permettre à une major pétrolière d’explorer et produire toujours plus d’énergies fossiles, les conséquences (positives ou négatives) en termes de variations d’émissions de GES (induites et évitées) ne seront pas évaluées.



 

Avec qui fait-on du business ? A qui vend-on notre produit ou service ?


Il semble ainsi pertinent d’intégrer dans la comptabilité carbone le contexte de mise en œuvre du service vendu, autrement dit la finalité du service vendu.


D’une manière générale, il faudrait donc raisonner en B2B, voir avec qui l’on fait du business. Dans une logique de contribution, on peut envisager plusieurs règles de comptabilité carbone, en fonction du niveau d’information disponible :

  • Soit, idéalement, estimer au cas par cas physiquement la contribution ou dépendance carbone du service, lorsque cela est envisageable (cf l’exemple de l’IA de Microsoft évoquée plus haut) ;

  • A défaut, si une telle méthode n’est pas envisageable, une alternative pourrait être la suivante : faire le produit de la valeur monétaire du service vendu et de l’intensité carbone de la valeur ajoutée de l’entreprise ou du secteur d’activité du client (secteur aval).

Cette façon de faire éclaire d’ailleurs d’un jour nouveau le calcul des émissions liées à l’utilisation de produits vendus, dont le mode de calcul a été décrit/rappelé plus haut dans l’article.

Ce calcul intègre pour partie les émissions liées à la relation commerciale entre vendeur et acheteur.

En effet, les émissions indirectes associées à la vente de produits sont déjà en partie prises en compte dans certaines catégories du scope 3 du GHG Protocol (Processing, Utilisation des produits vendus, fin de vie).


Mais d’une certaine manière, toutes ne le sont pas. Toujours dans une approche conséquentialiste, il pourrait être légitime, et intéressant en termes d’incitations, d’aller plus loin dans la comptabilisation des émissions, et d’intégrer le secteur d’activité de l’acheteur du produit final vendu, si celui-ci est différent de celui de l’entreprise dont on compte les émissions (puisque sinon, comme rappelé plus haut, les émissions aval sont prises en compte).


Prenons un exemple pour clarifier cette idée : si une entreprise A vend une voiture ou un bâtiment à une entreprise B, alors en suivant la méthodologie actuelle, l’entreprise comptabilisera les émissions liées à l’utilisation du produit (i.e le carburant consommé par la voiture ou l’énergie consommée par le bâtiment vendu -nous avons déjà vu qu’il y avait un flou sur l’allocation des émissions et l’objectif poursuivi -contribution ou dépendance). Le fait que l’entreprise B intervienne dans un secteur plus ou moins intense en carbone (i.e que cette entreprise acheteuse du produit soit Total ou Enercoop) n’apparaît donc nulle part dans ce calcul : on se fiche de savoir à qui servira le produit vendu, dans quelle nouvelle chaîne de valeur il s’inscrira.


Or, à la fois en termes de contribution et de dépendance au carbone, cet oubli est à mon sens insatisfaisant : on perd beaucoup d’informations en omettant de considérer le secteur d’activité du client acheteur.

De manière similaire à ce qui a été évoqué ci-dessus et dans une logique de contribution carbone, on pourrait comptabiliser ces émissions (en sus de celles déjà calculées liées à l’utilisation de ces produits) liées au type d’acheteur en faisant le produit du prix du produit vendu par l’intensité carbone de la valeur ajoutée de l’entreprise B (ou de son secteur d’activité).


Cet ajout, discutable, aurait à mon sens plusieurs mérites :

  • Un très gros en termes d’incitations à la décarbonation : chaque entreprise serait ainsi incitée à faire du business avec des acteurs moins intenses en carbone si elle souhaite réduire ses émissions (au sens de cette comptabilité).

  • Il permet d’évaluer plus justement la contribution ou dépendance au carbone d’une entreprise.

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