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guillaumecolin

Critique de la comptabilité carbone des entreprises : responsabilité ou dépendance? (2)

Dernière mise à jour : 16 févr. 2022


 

1er gros problème : un flou rédhibitoire entre contribution et dépendance au carbone


Dans cette section, nous allons montrer de quelle manière les standards de comptabilité carbone oscillent entre objectif de calcul de contribution carbone (ou mesure de responsabilité vis à vis du changement climatique) et un objectif de calcul de dépendance au carbone, et exposerons en quoi ce flou est problématique.

Avant de s’intéresser aux standards, nous commencerons dans un premier temps par réfléchir aux caractéristiques et règles de comptabilité qui devraient être associées à ces deux grandes catégories d’objectifs de comptabilité carbone des entreprises : contribution et dépendance au carbone.


 

Dépendance au carbone


La dépendance au carbone peut à mon sens s’entendre d’au moins deux manières différentes, qui sont chacune associées à des règles de comptabilité différentes :

  • la dépendance physique au carbone, au sens du volume d’émissions nécessaires à l’activité d’une entreprise. Cette mesure de la dépendance physique permet dans une certaine mesure d’appréhender le risque de transition lorsque la contrainte carbone porte directement sur un volume d’émissions (sous la forme d’une réglementation ou interdiction au-delà d’un certain seuil d’émissions par exemple)

  • la sensibilité à un prix du carbone, au sens où cette comptabilité permet cette fois d’évaluer les conséquences financières d’une contrainte carbone instaurée sous la forme d’un prix du carbone (taxe ou quota carbone)

Notons à ce stade qu’il est a priori possible d’étudier assez simplement la répercussion financière d’une contrainte carbone appliquée sur l’amont de la chaîne de valeur d’une entreprise; concernant les répercussions aval d’une contrainte carbone, c’est beaucoup plus complexe et il devient nécessaire d’utiliser des modèles, éventuellement macro-économiques (qui étudient la répercussion d’une contrainte carbone sur la demande et les retombées indirectes sur l’entreprise étudiée).


La dépendance au carbone d’une entreprise est particulièrement complexe à évaluer, pour plusieurs raisons qui ont globalement toutes trait au fait que cette dépendance est souvent principalement indirecte (i.e éloignée des parties prenantes de rang 1) :

  • Éclatement des chaînes de valeur et nombre très élevé de parties prenantes. Vouloir estimer la dépendance au carbone d’une entreprise est un exercice titanesque, pour ne pas dire simplement infaisable. La veste de laine d’A. Smith dans sa Richesse des Nations (bien que très ancienne, datant du 18ème siècle !) est déjà particulièrement révélatrice des difficultés techniques à évaluer de façon exhaustive les liens de dépendance d’une activité, tant les parties prenantes dans une chaîne de valeur sont nombreuses et fragmentées (large réseau de coopération), et donc les liens de dépendance profonds. Les émissions nécessaires au fonctionnement d’une activité (et dont dépend physiquement une entreprise) sont rigoureusement, comme pourrait le dire A. Smith, « au-delà de tout calcul possible » : chaque fournisseur de rang i a j fournisseurs, de ce fait la croissance de l’arborescence de fournisseurs est exponentielle et seule une partie de ces liens sont captés dans les standards de comptabilité, comme on le verra plus loin.

  • Importance de l’environnement et du contexte. Une entreprise même très peu émettrice (selon les scopes 1 à 3 du GHG Protocol) mais implantée disons en Arabie Saoudite sera probablement quand même fortement dépendante au carbone (au pétrole en particulier, car s’inscrivant dans un environnement et une économie locale très dépendants du pétrole). De manière plus générale, on peut être dépendant au carbone et avoir une empreinte carbone faible (à nouveau, telle que calculée en suivant les standards). En particulier, toute notre économie est dépendante au carbone (en témoigne le lien profond et certainement pas anodin entre PIB et émissions de GES) : une contrainte carbone peut ainsi avoir des répercussions très au-delà de la chaîne de valeur d’une entreprise et il est difficile de capturer cette dépendance dans la comptabilité carbone d'une entreprise (et elle ne l’est que partiellement dans les standards actuels, comme nous allons le voir). Notons enfin une limite pratique : la dépendance au niveau agrégé (territoire, pays, etc.) est probablement plus facile à évaluer qu’une dépendance désagrégée ou localisée à l’échelle d’un individu ou d’une organisation (ce qui nous intéresse ici).

  • La dépendance ne se mesure pas en valeur absolue mais de manière relative. Comme évoqué plus haut, la dépendance peut en effet s’entendre de différentes manières : entendue au sens de la sensibilité à une contrainte carbone, la dépendance est alors une dérivé, une variation d’activité, ici en fonction de la contrainte carbone appliquée : il s’agit de l’expression même du risque de transition (dA = dA/dC *dC, où dA/dC est justement égal à la dépendance au carbone -la variation d’activité en fonction de la contrainte carbone appliquée, et dC la contrainte carbone appliquée). Ainsi, la dépendance au carbone d’une entreprise (au sens de sa sensibilité à un prix) ne pourra jamais être directement évaluée à l’aide d’une comptabilité carbone qui mesure des valeurs absolues (et en particulier, avec les standards actuels elle en est assez éloignée). L’évaluation de la dépendance est le résultat d’une analyse de sensibilité (une valeur absolue, élevée ou basse, ne nous renseigne pas en tant que tel sur la dépendance -l’élasticité- au carbone), le calcul de bilan carbone n’est que la première étape d’une telle évaluation.


 

Le cas des émissions liées à l’électricité


Attardons-nous à ce stade un instant sur la comptabilité carbone du scope 2 d’une entreprise (émissions principalement liées à sa consommation d’électricité).


La comptabilité carbone de la consommation d’électricité (scope 2) est au regard d'un calcul de dépendance au carbone particulièrement problématique.


Prenons pour illustrer mon propos l'exemple du cas français : le mix électrique français est décarboné (au sens où l’intensité carbone moyenne du mix est très basse) mais il reste largement dépendant du carbone (au sens de la sensibilité à un prix du carbone) : de façon simplifiée, ce sont les centrales fossiles pilotables qui déterminent le prix de marché de l’électricité -égal en première approximation aux coûts variables des centrales marginales appelées.


Ainsi, une entreprise consommatrice d’électricité en France est fortement dépendante au carbone (et exposée à des risques de transition), alors même que ses émissions telles que calculées par les standards actuels sont très faibles, car basées sur l’intensité carbone moyenne du mix !

En particulier, la hausse des dernières années des prix de marché des quotas carbone de l’EU ETS a eu un effet significatif sur les prix de marché … français, ou dit autrement, faire le produit des émissions scope 2 (tel que calculé par les standards) d’une entreprise par un prix du carbone (taxe ou quota) pour estimer l’impact financier d’une contrainte carbone sur un consommateur d’électricité conduit à fortement sous-estimer cet impact financier (par un facteur compris entre 10 et 100 pour un scope 2 français, et moindre dans les pays aux mix plus carbonés).


Cela est d’autant plus problématique que ce scope 2 « mal calculé » en termes de sensibilité et dépendance au carbone va se répercuter dans le scope 3 d’autres entreprises (qui n’est rien d’autre que des consommations d’énergie -et donc d'électricité- qui ont lieu ailleurs dans la chaîne de valeur).

Et notons au passage que cette dépendance au carbone de la consommation d’électricité n’est nullement réduite ou annulée en achetant seulement des garanties d’origine de l’électricité (et en comptabilisant pour zéro les émissions associées à cette consommation d’électricité, comme cela est permis par le GHG Protocol dans la version market-based du scope 2), puisque l’électricité est toujours achetée sur le marché de gros -et les garanties d’origine se rajoutent à cet achat.



 

Contribution au carbone


Les objectifs et trajectoires de réduction des émissions(e.g SBT) qu’une entreprise se donne ont davantage trait au risque de responsabilité, et devraient à ce titre porter sur la contribution de l’entreprise au changement climatique.


Précisons d'emblée que ces objectifs de réduction devraient je pense porter sur la contribution nette au changement climatique (i.e la somme algébrique des émissions induites, réduites et négatives). En effet, si une entreprise de "l'économie verte" (i.e un contributeur d'émissions réduites, e.g un acteur de la rénovation thermique des bâtiments) se donne des objectifs de réduction sur ses émissions induites seules (i.e la somme de son scope 1 à 3), alors l'atteinte de ces objectifs risque fort d'entraîner ... la réduction des émissions réduites permises par l'activité de l'entreprise (e.g moins de rénovations thermiques de bâtiments).

Il en va de même du concept de neutralité carbone d’une entreprise, si tant est qu’on tolère un tel concept : l’achat de crédits carbone (ou compensation carbone si l’on s’autorise ce terme) devrait à mon sens être égal aux émissions auxquelles une entreprise a contribué (et non celles dont elle dépend, ce qui est finalement plus ce dont se rapprochent les standards actuels, comme on le verra plus tard), de telle sorte que la somme agrégée de ces crédits carbone produits soit égale aux émissions mondiales, si tout le monde compense[1]. Or, comme on le verra, les objectifs et trajectoires généralement définies par les entreprises portent sur les émissions induites (scopes 1 et 2, ou scopes 1 à 3) calculées en suivant les standards et qui sont très loin de refléter la juste contribution carbone des entreprises.


De même, si l’on adopte une approche de type contribution entre entreprises de la chaîne de valeur et que l’on respecte le principe d’efficacité (répartition de l’intégralité des émissions entre contributeurs), alors il n’y a pas par construction de problèmes d’agrégation (de recouvrement ou double compte dans le jargon) comme on en constate actuellement en additionnant par exemple les émissions scopes 1 à 3 de différentes entreprises : la somme des contributions devrait être égale aux émissions mondiales (ici on imagine uniquement une répartition des émissions entre acteurs « producteurs » d’une chaîne de valeur, hors consommateur final).



 

Différences entre contribution et dépendance


Nous voyons donc apparaître des différences clés en termes de comptabilité carbone, fonction de l'objectif poursuivi.


La différence fondamentale dans les règles de comptabilité carbone, suivant que l’on cherche à évaluer la contribution d’une entreprise au changement climatique ou sa dépendance physique au carbone, est précisée ci-dessous :


  • Dans le second cas (dépendance physique), il convient de considérer l’ensemble des émissions de la chaîne de valeur sans allocation entre différents contributeurs : en effet, on ne dépend physiquement pas moins du carbone parce qu’il y a plusieurs contributeurs à un produit;

  • alors que dans le premier cas (contribution), le « gâteau » des émissions totales devrait être partagé intégralement et de la façon la plus juste possible entre chacune des entreprises contributrices : chaque entreprise se verra allouée (se pose alors dans ce cas-là la question de la bonne façon d’allouer les émissions) une partie des émissions totales.

Ainsi, et de façon cruciale, dans le cas de la contribution, on cherchera à respecter un principe (ou axiome) clé, dit de l’efficacité : on cherchera à allouer 100% des émissions mondiales (ni plus ni moins) entre l’ensemble des contributeurs.

Ainsi, en suivant un tel principe, il ne pourra pas y avoir par construction de problèmes de recouvrement, de double-compte ou sous-compte en additionnant les émissions de différents contributeurs.

Ce même principe n’a pas lieu d’être dans le cas de l’objectif de dépendance au carbone, puisque l’on peut tout à fait dépendre d’une même quantité de carbone (tous les acteurs d’une chaîne de valeur dépendent physiquement de l’ensemble des émissions sur la chaîne de valeur).


A titre d’exemple, n’importe quel fournisseur du secteur automobile dépend de la totalité des émissions sur la chaîne de valeur d’une voiture, et en particulier de la totalité des émissions liées à la consommation de carburant de la voiture (ce sont les émissions physiquement nécessaires au fonctionnement de cette même voiture), mais il n’est contributeur que d’une partie des émissions de la voiture sur son cycle de vie.

Ainsi, les objectifs de contribution et de dépendance physique au carbone sont en 1ère approximation antinomiques : on ne peut poursuivre l’un et l’autre, il faut choisir l’un ou (exclusif) l’autre, et les règles de comptabilité carbone découlent de ces choix.


On peut par exemple être très dépendant au carbone mais très peu contributeur d’émissions, voire contributeur net d’émissions réduites (si l’on s’autorise à additionner émissions induites et réduites) : on peut citer les exemples de vendeurs de voitures thermiques à 2L/100 km, de cabinets de conseil en stratégie carbone, etc.

Reformulé autrement, si notre standard de comptabilité mesure la dépendance physique au carbone d’une entreprise (si tant est qu’il le peut), alors on ne pourra pas dire que telle entreprise est plus (ou moins) polluante que telle autre (au sens contributrice au problème carbone) sur la base des résultats chiffrés de cette comptabilité.



 

Quels sont les objectifs poursuivis par les standards de comptabilité carbone des entreprise (GHG Protocol, Bilan Carbone ®, etc.) ?


Les objectifs de calcul de contribution et de dépendance au carbone d’une entreprise ayant été définis, nous pouvons maintenant plonger dans les règles de comptabilité carbone des standards et voir la façon dont ces standards se positionnent par rapport à ces objectifs.


La section 1.2 Purpose of this Standard du Scope 3 Standard du GHG Protocol fournit quelques indications sur le sens de la comptabilité carbone d’une entreprise :

  • il y est question « d’inventaire des émissions de l’entreprise sur la chaîne de valeur » (« GHG emissions inventory that includes indirect emissions resulting from value chain activities ») : mais de quelles « émissions » parle-t-on ? Jusque là on ne sait pas vraiment.

  • et « d’impacts de l’entreprise en termes d’émissions sur la chaîne de valeur » (« full value chain emissions impact »). Réagissons également à ce dernier point : en affirmant cela, le GHG Protocol semble s’inscrire dans une approche conséquentialiste de comptabilité carbone, autrement dit il semble se donner comme objectif de mesurer les conséquences (positives ou négatives) d’une entreprise en termes d’émissions de GES. Mais en pratique, tel n’est pas le cas, comme l’ont déjà remarqué Ascui F 2014 et Brander, 2016 (ne serait-ce que parce que les émissions évitées et négatives ne sont pas comptabilisées dans ce standard -elles sont comptées séparément, et pour d’autres raisons que l’on exposera en partie ci-dessous). Toujours est-il que les objectifs poursuivis par ce standard ne semblent pas très clairs : notamment, on ne sait toujours par s’il s’agit davantage de calculer la contribution ou la dépendance au carbone d’une entreprise.

Concernant le Bilan Carbone® français, l’objectif avancé penche clairement plus du côté de la dépendance.

Jean-Marc Jancovici, créateur de la méthode Bilan Carbone®, affirme clairement que l’objectif poursuivi est un objectif d’évaluation de la dépendance au carbone[2].

L’ABC, bien que moins explicite, va également dans ce sens en affirmant que le Bilan Carbone® permet d’évaluer « l’importance de sa dépendance aux énergies fossiles » (il y est également question de « vulnérabilité »).


On a vu précédemment qu’un moyen de distinguer les objectifs poursuivis était l’usage (ou non) de clés d’allocations pour répartir les émissions entre différentes entités.


Dans les standards de comptabilité carbone des entreprises, les règles de comptabilité et éventuelles allocations à faire sont les suivantes :

  • Amont : pas d’allocation des émissions cradle-to-gate des produits ou services achetés par l'entreprise (on verra ci-dessous qu’il y a quelques allocations faites au-sein même des émissions cradle-to-gate/ACV). Dès lors que l’on achète un produit, les standards disent de comptabiliser la totalité (en un sens qui sera précisé ci-dessous) des émissions amont du produit acheté (postes Achats de biens et de services, Fret, Immobilisations, etc. ou catégories 3.1 à 3.10 du GHG Protocol).

  • Aval : une allocation des émissions est faite dans la catégorie Utilisation des produits vendus (catégorie 3.11 du GHG Protocol) suivant que les produits que l’on vend soient dits intermédiaires [3] (i.e étant des éléments constitutifs d’un futur produit -par exemple les roues d’une voiture) ou finis (par exemple une voiture). Si l’on vend des produits dits intermédiaires qui émettront -directement ou indirectement- des GES, alors une allocation des émissions liées à l’utilisation sera faite au vendeur du produit intermédiaire, mais il n’y aura pas d’allocation dans le cas où l’on vend un produit fini (autrement dit si l’on hérite de la « patate chaude » -du produit fini, alors on doit -conformément aux standards- comptabiliser la totalité des émissions liées à l’utilisation).

Ce mode de calcul est clairement exprimé dans un guide rédigé par Carbone 4, et qui est a priori aligné avec le GHG Protocol (faisons ici l’hypothèse que la méthodologie de Carbone 4 est la bonne façon théorique de procéder, ce qui n’est pas complètement certain, les instructions fournies dans le guide du scope 3 du GHG Protocol étant à mon avis insuffisantes sur ce point critique, ce qui est d’ailleurs problématique ; notons également que le GHG Protocol rend optionnelle la comptabilité carbone des émissions indirectes des produits vendus, alors qu’à bien y réfléchir la majorité des produits sont intermédiaires et émettent indirectement[4]).


On voit donc apparaître une contradiction entre l’objectif de dépendance au carbone (qui impliquerait l’absence d’allocation entre contributeurs) et l’objectif de contribution (qui impliquerait le recours systématique à une allocation entre contributeurs).


Cette tension entre dépendance et contribution se retrouve d’ailleurs de façon saisissante dans le document de Carbone 4 cité ci-dessus, où l’on peut lire :

  • Que l’objectif de dépendance est dans un premier temps explicite :« En effet, si l’on considère que la comptabilité carbone reflète avant tout la dépendance d’une activité aux émissions de gaz à effet de serre, ou encore son exposition aux risques de transition, il serait dommage d’effectuer l’exercice tout en passant à côté de sa principale source de risque de transition par absence de visibilité autre que statistique. » (en évoquant les règles de comptabilité carbone des émissions liées à l’utilisation des produits vendus) ;

  • Puis, finalement l’objectif de contribution réapparaît -de façon surprenante et au détriment de l’objectif de dépendance- pour les produits dits intermédiaires : « Pour les produits intermédiaires, il est nécessaire d’ajouter une étape dans le calcul. En effet, un vendeur de produits intermédiaires n’est qu’un des contributeurs à la fabrication du produit fini, et il est donc légitime de considérer que ce vendeur ne doit pas comptabiliser toutes les émissions qui sont associées à l’utilisation du produit fini. ». Pourquoi soudainement introduire un objectif de contribution ? Et puis, pourquoi introduire une telle distinction pour les producteurs de produits intermédiaires ? L’acteur en fin de chaîne -vendeur du produit fini- n’est-il pas lui non plus qu’un contributeur à la chaîne de valeur ?


Pour être plus précis, certaines allocations sont en fait réalisées lorsque l’on compte les émissions cradle-to-gate d’un produit, et induisent donc une perte d’informations sur la dépendance physique au carbone :

  • Concernant la phase amont, une allocation de certaines émissions liées à l’achat de produits a également lieu, de façon plus subtile cette fois : il s’agit d’une allocation propre au mode de calcul des Analyses de Cycle de Vie (ACV) de produits (notons au passage qu’il existe différents types d’ACV -avec notamment la distinction attributional/consequential, et que les standards ne précisent pas desquelles une entreprise devrait faire usage, alors même que les différences peuvent être majeures), et qui a trait aux émissions des immobilisations (outils, machines, équipements, etc. -elles-mêmes des produits) qui ont servi à fabriquer le produit. Ces émissions liées aux immobilisations sont généralement allouées au prorata de l’ensemble des produits qui auront été fabriqués à l’aide de ces biens immobilisés. Cette façon de faire a du sens dans une logique d’évaluation de la contribution au carbone d’un produit, ou de la sensibilité à un prix du carbone (auquel cas on peut imaginer en 1ère approximation que l’impact financier d’une telle contrainte carbone sera en effet dilué entre produits), mais pas en termes de dépendance physique au carbone. Notons que cette façon de faire induit une perte d’informations exponentielle, puisqu’une clé d’allocation sur les biens immobilisés est appliquée à chaque rang de fournisseurs, et donc le total alloué à l’entreprise au sommet de la pyramide est très rapidement réduit à la portion congrue -les clés d’allocation se multipliant entre elles et convergent ainsi rapidement vers zéro.

  • On peut enfin citer d’autres exemples d’usages de clés d’allocation dans la comptabilité carbone d’entreprise, de façon non exhaustive : pour le fret (catégories 3.4 et 3.9 du GHG Protocol, allocation des émissions entre produits d’un porte-conteneurs par exemple, alors que l’on dépend bien physiquement de l’entièreté des émissions du porte-conteneur -à nouveau l’allocation n’a lieu que pour répartir le fardeau entre contributeurs), le business travel (avion, train, etc.), l’employee commuting, les investissements (catégorie 3.15, on reviendra sur ce point plus tard), etc. On pourrait généraliser en disant que dès qu’il y a allocation (i.e répartition d’un total d’émissions entre différents acteurs), alors il y a perte (et donc sous-estimation) de l’intensité du lien de dépendance physique au carbone. En revanche, en termes d'évaluation de la sensibilité à un prix du carbone, les allocations ci-dessus sont probablement une bonne façon de faire.

L’usage sporadique de clés d’allocation des émissions dans la comptabilité actuelle est donc à mon sens révélateur de la confusion entre objectifs de contribution et de dépendance : un vendeur de voiture (ou d’une manière générale un acteur qui traite un produit fini) se verra par exemple allouer l’entièreté des émissions liées à l’utilisation de la voiture sur sa durée de vie (consommation de carburant) -ce qui serait cohérent avec un objectif de calcul de dépendance, tandis qu’un équipementier ou fournisseur de produits intermédiaires (e.g portes, parechoc, etc.) plus en amont dans la chaîne de valeur se verra allouer, suivant la méthodologie évoquée, seulement une partie de ces mêmes émissions liées à l’utilisation de la voiture -ce qui serait cohérent avec un objectif de calcul de contribution.





Il s’agit donc là à mon sens d’une incohérence théorique :

  • soit l’objectif est d’estimer la contribution de chaque acteur de la chaîne de valeur aux émissions du cycle de vie d’un produit (de la R&D et de l’extraction des matières premières, jusqu’à la vente du produit final -à nouveau, ici on répartie les émissions entre les contributeurs « producteurs » du produit final), et dans ce cas-là une clé de répartition/d’allocation des émissions doit systématiquement être utilisée (y compris pour le vendeur de voitures dans notre exemple),

  • soit l’objectif est d’évaluer la dépendance au carbone et dans ce cas-là il n’y a pas lieu d’allouer une part du gâteau des émissions à chaque contributeur.

Concernant les clés d’allocation utilisées, il y a là aussi matière à discuter. Les clés standards évoquées sont d’ordre physique (au prorata de la masse des différents équipements par exemple) ou économique, les premières étant généralement préférées aux secondes. Si ces clés ont l’avantage de la simplicité, leur utilisation actuelle pose plusieurs problèmes :

  • Il n’y a pas une seule clé utilisée (y compris au-sein d’une même industrie) et rendue obligatoire par les standards de comptabilité (chaque acteur ou industrie peut utiliser sa propre clé -physique ou économique), or le choix d’une clé est critique en termes démissions allouées : prenons l’exemple de l’électronique qui pèse de l’ordre de 40% du prix d’une voiture, mais probablement bien moins dans le poids (en kg) d’une voiture. En l’absence d’universalité d’une clé et de transparence sur le choix des clés (il s’agit là davantage d’un argument pratique plus que théorique), il y a un problème majeur de comptabilité.

  • Ces clés de répartition usuelles ne sont pas nécessairement révélatrices de ce que l’on pourrait qualifier de juste contribution au changement climatique de chaque organisation, au sens de la théorie de Shapley[5]. Au sens de cette théorie, la juste contribution est la moyenne pondérée des contributions marginales de chaque acteur de la chaîne de valeur. Evaluer les contributions individuelles dans un sens le plus proche possible de Shapley est donc bien plus complexe en pratique, mais conduit à une allocation des émissions bien plus juste. A mon sens, une clé de répartition économique (allouer les émissions en fonction de la valeur ajoutée de chaque acteur de la chaîne de valeur) est à défaut plus révélatrice des contributions respectives qu’une clé d’allocation physique (et on le verra plus tard, peut également permettre d’allouer des émissions à ceux qui vendent des services).

Les règles de comptabilité des standards actuels sont donc particulièrement problématiques si l’objectif est d’évaluer la contribution carbone d’une entreprise : d’après ces standards, une entreprise se voit affectée de la totalité des émissions (telles que calculées par les ACV) d’un produit qu’elle achète et qu’elle vend (à l’exception de l’utilisation de produits intermédiaires pour lesquels il y a.des allocations faites), indépendamment de sa valeur ajoutée (ou plus exactement de sa contribution réelle) dans la chaine de valeur du produit.

Il suffit de « toucher» à un produit – ce mot n’étant pas anodin, j’insiste sur le fait que le calcul est indépendant de la valeur ajoutée- pour devoir comptabiliser la totalité des émissions amont et tout ou partie des émissions aval, fonction de la nature du bien vendu (intermédiaire ou final).

[1] Si toutes les entreprises achetaient des crédits carbone équivalents à leur scope 1 à 3 (et s’il y avait assez de crédits carbone pour le faire -c’est ici une expérience de pensée), alors nous ne serions pas net-zero carbone au niveau mondial, mais très largement negative-zero ! [2] Cf https://www.youtube.com/watch?v=lgoUns8Cu0w à 49 :20 [3] Définition d’un produit intermédiaire : « Un produit intermédiaire est un produit qui ne sera pas utilisé directement sous sa forme actuelle. » [4] « Companies may optionally include the indirect use-phase emissions of sold intermediate products. » (catégorie 11, technical guidance scope 3) [5] La théorie de Shapley (Shapley value) est à mon sens une piste intéressante (et qui semble assez peu abordée dans la littérature) pour arbitrer les contributions de différents acteurs d’une chaîne de valeur. Une chaîne de valeur peut en effet être vue comme un jeu coopératif (une chaîne de partenariats) : il convient d’allouer de la façon la plus juste possible (c’est le sens de la valeur de Shapley) les émissions induites et réduites

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