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  • guillaumecolin

Le biais de la référence aux extrêmes passés

Dernière mise à jour : 7 févr. 2023


 

Introduction


“Il a déjà fait chaud dans le passé!”.

Ou sa variante de fin d’année : “on a déjà connu des Noël sans neige!”.


Vous qui lisez cet article avez probablement tous déjà entendu ou lu ce genre de répliques.


Alors même que nous subissons de manière croissante et de plus en plus visible les conséquences du changement climatique, ce type de remarque est encore relativement fréquent et populaire, que l’on pense aux sections commentaires de nombreux médias les jours de canicule ou douceur hivernale, ou à titre personnel à certaines discussions que je peux avoir avec mon entourage.


Nous allons voir dans la suite qu’il s’agit en fait d’un biais cognitif (un de plus dans la longue liste des freins à la transition bas-carbone), version à peine améliorée du banal biais de sélection.

En avoir conscience ne résoudra certainement pas tous nos problèmes -loin de là, certaines personnes pouvant tenir le propos introductif à des fins volontaires de désinformation- mais peut nous permettre de regarder de manière un peu plus lucide les évènements auxquels nous faisons face.


Nous le nommerons biais de la référence aux extrêmes passés.


Ce biais consiste à faire référence à une autre canicule du siècle passé (au choix : Juillet 1947, été 1975 ou 1983, etc.), à évoquer tel Noël sans neige ou hiver doux, telle sécheresse, tempête, submersion marine, [conséquence au hasard du changement climatique] passée.


Il se manifeste souvent précisément lorsque l’on a affaire à un nouvel extrême, que l’on tente alors consciemment ou non de banaliser en mentionnant des précédents s’étant déjà produits avec lesquels ce nouvel extrême partage certaines caractéristiques communes.



 

Quels sont les avantages de ce discours?


La principale force de tout discours commençant par “il a déjà fait (…)” est qu’il est très rassurant.


L’une des principales angoisses existentielles de l’espèce humaine tient probablement à l’incertitude de l’avenir et au sentiment de vulnérabilité qui y est associé.


On ne sait pas dire de quoi demain sera fait (si ce n’est que le soleil va très probablement se lever) : dès lors que l’on constate des phénomènes potentiellement dangereux et inhabituels, on aime à se rassurer en se disant que c’est normal et en se raccrochant à l’invariabilité du cours des choses.


Les affirmations commençant par “il a déjà fait (...)” ne sont ainsi absolument pas propres au sujet du changement climatique!


Il nous arrive ainsi à tous de dire “j’ai déjà eu” mal à la dent, au ventre, à la tête, au dos, etc. pour tenter de se convaincre de ne pas aller chez le médecin ou rassurer une personne souffrant de tels maux.


Cela permet ainsi de réduire la dissonance cognitive et l’inquiétude que l’on peut ressentir : "Il y a un problème, nan? Ah mais oui on a déjà connu ça dans le passé".


Ce type de discours peut via sa narration être d’autant plus convaincant s’il repose sur des témoignages oraux de personnes ayant vécu des évènements extrêmes pour partie similaires dans le passé.


 

Pourquoi s’agit-il d’un biais?


Un tel discours relève de l’auto-bullshit (au sens de Frankfurt) : il ne s’agit pas d’un mensonge statistique (en effet, il a déjà pu faire 40°C dans le passé, ou j’ai déjà eu une migraine ou un mal de ventre qui m’a cloué au lit), mais bien plus d’un baratin, c’est à dire d’une tromperie séductrice visant à nous détourner de ce qu’il serait rationnel de faire.


Dire qu’il s’est déjà passé ceci ou cela dans le passé est ainsi anesthésiant et s’inscrit dans la longue liste des discours de l’inaction.


Il ne s’agit donc pas de nier le bien-fondé de témoignages faisant référence à des événements passés, ou de dire que tel extrême n’aurait pas eu lieu (même si les records en tout genre ayant tendance à être battus et se démultiplier, les extrêmes passés deviennent donc mécaniquement moins extrêmes que les nouveaux), mais de mettre le doigt sur les dangers rhétoriques de tels discours d’aussi courte vue.


Car à bien y réfléchir (à vrai dire, pas besoin d’y réfléchir trop longtemps je pense), affirmer que tel événement s’est déjà produit dans le passé nous dit-il quoique ce soit d’utile sur le risque que l’on encourt actuellement ? Est-ce parce que j’ai déjà eu mal à la tête que je ne dois pas m’inquiéter du mal de tête actuel?


Je pense qu’à peu près tout le monde répondra que non (ce qui ne veut pas dire que je dois nécessairement m’inquiéter, mais plutôt qu’il me manque des éléments d’information pour conclure quoi que ce soit), et voit très bien pourquoi.


La raison est la suivante : faire référence à un événement passé ne nous dit absolument rien de la fréquence et de l’intensité de l’événement, qui sont les deux principaux paramètres permettant d’évaluer notre exposition à un risque.



Source : ADEME 2020, Diagnostic des impacts du changement climatique sur une entreprise,


Ainsi, j’ai déjà eu mal à la tête, mais était-ce avec la même intensité (gravité) et à la même fréquence (probabilité d'occurrence) que les maux de tête que je constate actuellement?


Voilà LA bonne question pertinente à se poser (et que vous posera très certainement votre médecin, si vous le consultez), la seule à même de nous renseigner sur l’évolution en tendance du phénomène étudié et du risque associé.


Qu’en est-il donc concernant les fameux événements météorologiques extrêmes dont il était question au début?


 

Des extrêmes passés … moins extrêmes et fréquents que les extrêmes présents.


Pas besoin d’avoir fait de longues études en statistiques pour voir très nettement deux des nombreuses tendances attendues du réchauffement climatique : l’augmentation sensible en intensité et fréquence des vagues de chaleur, et symétriquement la diminution sensible en intensité et fréquence des vagues de froid.


Et l’on voit bien qu’en effet, Juillet 1947, 1976, 1983, etc. ont connu des périodes de chaleur très fortes, mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’accélération très marquée de l'intensité et de la fréquence des vagues de chaleur en France ces dernières années.


L’année passée (2022, la plus chaude jamais mesurée en France) réussit même l’exploit de placer 3 représentants dans la liste des plus importantes vagues de chaleur des 80 dernières années.



S’il est question ci-dessus seulement de vagues de froid et chaleur, des évolutions similaires peuvent être constatées sur bien d’autres indicateurs témoins du changement climatique en cours (températures moyennes, fontes des glaciers, enneigement dans les massifs de moyenne montagne, jours de gel en hiver, sécheresses, etc.) -ça n’est pas l’objet de cet article.


L’image ci-dessous vaut mille mots résume parfaitement et de manière très révélatrice ce biais de la référence aux extrêmes passés.


J'ai malheureusement l'impression d'y voir une personne familière : après chaque évènement quasi-historique que nous avons subi en 2022 (vagues de chaleur de Juin, Juillet, Août, douceur exceptionnelle d'Octobre ou fin décembre), mon grand-père a systématiquement fait référence à des extrêmes passés (le même souvent d'ailleurs, mais peu importe) … sans même remarquer la répétition spectaculaire de ces événements extrêmes en une seule année.

Quand on ne veut pas voir!


On peut également offrir une visualisation plus mathématique de ce biais de la référence aux extrêmes passés.


Le réchauffement climatique en cours se traduit notamment par le déplacement vers la droite (vers plus d’intensité) des lois de distribution normales de températures (c’est également valable pour d’autres types d’événements météorologiques).


Aux extrémités de ces distribution normales (courbes en cloche) se trouvent les événements les plus rares -les extrêmes froids et chauds.

Évoquer de manière isolée un extrême chaud passé -comme Juillet 1947- est donc extrêmement trompeur : ce qui compte est le déplacement vers la droite de la courbe, qui traduit l’augmentation en moyenne de la température, et en fréquence et intensité des évènements de températures extrêmes.


 

Conclusion


Quand il est question de lutte contre le changement climatique à l’échelle individuelle, on parle souvent de chercher à réduire ses propres émissions -sa consommation de viande, ses déplacements en avion ou voiture, etc.


C’est très bien, et certainement un point de passage obligé d’un réchauffement climatique limité.


Mais en 2023 et à l’heure de l’accélération des conséquences du changement climatique, c’est largement insuffisant.


Contribuer à son échelle à élever le débat public (même un peu) en mettant le doigt sur les biais et autres erreurs de raisonnement que tout le monde peut commettre me semble être également indispensable.


C’est une tâche certainement difficile et inconfortable pour beaucoup d’entre nous, mais ça me semble être notre rôle de réagir et de ne pas laisser les discours de l’inaction et autres formes de déni proliférer.


La forme et la manière de véhiculer le message importent bien sûr, beaucoup même -insulter ou prendre son interlocuteur pour un con aide rarement à faire passer le bon message, ce court article visait modestement à vous apporter quelques billes sur le fond.


Enfin, il ne faut pas se voiler la face : mettre en évidence les biais cognitifs, c'est une chose dont le zététicien rationaliste que je suis aime parfois à se complaire mais dont il ne faut pas surestimer l'importance.


Car limiter le réchauffement climatique relève aussi et surtout d'un rapport de forces, entre une partie de la population lucide et souhaitant accélérer la transition écologique, et d'autres acteurs souhaitant délibérément la ralentir pour défendre leurs petits intérêts de très court terme.


Limiter le réchauffement climatique à environ 2°C passera donc largement par un engagement croissant de la population, sous toutes ses formes (professionnel, associatif, politique, entrepreneurial, juridique, etc.), jusqu'à atteindre des points de bascule.


Ce sera le résultat d'une lutte (souhaitons-la la plus juste, la moins douloureuse et longue possible), bien plus que celui du jeu plaisant de la démystification des erreurs de raisonnement.


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