La lutte contre le changement climatique poursuit son avancée, quoique les seuls véritables résultats permettant d’apprécier la qualité de cette lutte (i.e l’évolution de la concentration en GES de l’atmosphère) sont encore bien maigres (à vrai dire, ils sont imperceptibles).
Il aura fallu une pandémie mondiale et le confinement de quelques milliards d’individus pour que l’évolution annuelle des émissions de GES tutoie ce qui devrait être une variation systématique et répétée pendant les dizaines d’années à venir.
Il n’empêche : les cadres méthodologiques (comptabilité carbone, reporting extra-financier, trajectoires de décarbonation, etc.) se multiplient et se déploient dans les différents secteurs de nos économies à une vitesse qu’il ne faudrait pas dénigrer. Il y a là de quoi être optimiste !
Puis-je parler de neutralité carbone d’une organisation : déontologie vs conséquentialisme ?
Les débats et réflexions méthodologiques actuels portent sur le concept de neutralité carbone d’une organisation. Autrement dit, sous quelles conditions une organisation pourrait-elle se déclarer neutre en carbone[1] ? Mais existe-t-il seulement de telles conditions, dit autrement le concept de neutralité carbone d’une entreprise a-t-il un quelconque sens ?
On observe un foisonnement assez important de propositions méthodologiques sur la neutralité carbone des organisations, en provenance tant de cabinets de conseil que d’institutions internationales.
Disons pour simplifier que deux grandes tendances se distinguent :
Un premier courant s’autorise à parler de neutralité carbone d’une organisation, à condition que les émissions comptabilisées de l’organisation baissent de façon continue et que l’organisation achète l’équivalent des émissions résiduelles en crédits carbone (ces crédits compensent donc les émissions résiduelles, au moins arithmétiquement, puisque l’on s’autorise à parler de neutralité carbone).
Un second courant ne s’autorise pas à parler de neutralité carbone d’une organisation. En effet, la seule véritable neutralité carbone qui soit est territoriale : une organisation peut ainsi tout au plus contribuer à la neutralité carbone du territoire dans lequel elle s’inscrit (par exemple via l’achat de crédits carbone), mais elle ne pourrait prétendre se déclarer neutre en carbone. Ce courant insiste en général également sur le caractère dynamique de la lutte contre le changement climatique : il serait impropre de pouvoir se déclarer neutre en carbone de façon statique, i.e une année N, indépendamment de son comportement passé et futur.
Je trouve intéressant d’analyser ces deux courants à la lumière de … deux courants de la philosophie morale que l’on pourrait qualifier de contradictoires : le conséquentialisme et l'éthique déontologique.
Pour faire simple à nouveau, le conséquentialisme évaluera la moralité d’une action à l’aune de ses conséquences, plus ou moins bonnes ou mauvaises[2], tandis que l'éthique déontologique insistera sur l’importance de principes ou devoirs à respecter (l’impératif catégorique ou « tu dois » d’E Kant ; exemple : « tu ne dois pas » mentir[3]).
Comme souvent dans les débats moraux qui traversent nos sociétés,[4] on retrouve un peu (et peut-être de façon inconsciente) de l’opposition entre l’éthique déontologique et le conséquentialisme dans les deux courants évoqués sur la neutralité carbone des organisations.
Ainsi, on pourrait qualifier le premier courant de conséquentialiste, tandis que le second courant pourrait être qualifié de déontologique.[5]
Commençons par le second courant. En effet, il y a plusieurs arguments qui rendent le concept de neutralité carbone d’une organisation pour le moins discutables. Pour commencer, les règles de comptabilité carbone d’une organisation ne sont pas sans équivoque ; mais surtout, et c’est là probablement l’argument le plus convaincant, les émissions évitées, réduites ou négatives auxquelles peut contribuer une organisation ne sont pas de même nature que les émissions induites de l’entreprise. Ainsi l’opération arithmétique qui consisterait à annuler les émissions induites [6]si l’organisation détient autant de crédits carbone n’a pas de fondement physique, puisque émissions évitées, réduites et négatives d’une part, et émissions induites d’autre part ne sont pas commensurables.[7] D’un point de vue déontologique, on ne peut pas, on ne doit pas parler de neutralité carbone d’une organisation. Le faire, ce serait mentir, or on ne ment pas, par principe.
Revenons au premier courant, celui qui tolère l’expression neutralité carbone d’une organisation. Certains de ses défenseurs disent parfois qu’il serait préférable de pouvoir parler de neutralité carbone d’une organisation plutôt que de contribution à la neutralité, car cette dernière expression est non seulement plus longue mais surtout moins sexy et donc moins susceptible de motiver les entreprises à s’engager dans la lutte contre le changement climatique. Dit autrement, ne pas pouvoir parler de neutralité carbone dans sa communication ou son marketing risque de limiter les actions des entreprises en faveur du climat.
Il s’agit là d’un argument parfaitement conséquentialiste : si l’objectif est de minimiser l’impact de nos sociétés sur le climat, et si en effet autoriser les entreprises à parler de neutralité carbone est plus susceptible de les motiver à agir en direction de cet objectif (on reviendra sur cette condition qui n’a rien d’évident), alors les entreprises devraient pouvoir se déclarer (le cas échéant) neutres en carbone.
Le débat est-il clos ?
Restons dans cette perspective conséquentialiste, qui semble être la plus pertinente si l’on se place dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.
Les défenseurs du premier courant objecteront parfois que l’argument ci-dessus n’est pas sans failles. Après tout, si d’une part pouvoir revendiquer (pour une entreprise) sa neutralité carbone est susceptible de motiver certaines entreprises à agir pour le climat (ou certains de ses membres), on pourrait tout à fait argumenter … l’exact inverse. En effet, s’il est si simple de pouvoir être neutre en carbone, s’il suffit pour cela d’acheter des crédits carbone (je caricature) pour pouvoir revendiquer instantanément sa neutralité carbone, alors beaucoup risquent de ne pas comprendre pourquoi ils devraient changer de comportement ou mettre en œuvre les transformations qualifiées par d’autres de nécessaires et urgentes[8]. Les consommateurs et l’ensemble des parties prenantes ont également de quoi être décontenancés en entendant une entreprise se déclarer neutre, alors que l’on nous répète par ailleurs qu’il faut redoubler d’efforts parce que la situation se dégrade. Ces mêmes personnes risquent dés lors de se détourner des actions structurantes du changement, voire, et cela est peut-être encore plus embêtant, de perdre confiance dans les labels (ici label neutralité carbone) et de douter de la réalité des actions des entreprises, en particulier dans les pays où la tolérance au greenwashing est faible.
Ainsi, dans une perspective conséquentialiste, le premier courant fait également valoir quelques arguments convaincants contre l’usage de l’expression neutralité carbone d’une entreprise.
Conclusion
Dès lors, est-ce possible de trancher, et si oui avec quel niveau d’incertitude ? Quelle définition ou norme est susceptible de conduire à la plus grande atténuation du problème du changement climatique, et avec quelle probabilité ? Et puis, tout compte fait, ces débats ne sont-ils pas de simples futilités sémantiques ?
Comme évoqué succinctement précédemment, les réponses à ces questions n’ont d’après moi pas grand-chose d’évident.
Voici donc quelques conclusions que je propose de tirer :
Le choix du nom et les conséquences indirectes de ce choix pourraient être un objet d’étude en tant que tel (pas de recherches sur ce sujet précis à ma connaissance) ; malheureusement, comme souvent dans la lutte contre le changement climatique, le temps manque et donc on devra probablement se décider sur la base d’une connaissance limitée.
En l’état, faisons preuve le plus possible de prudence et modestie épistémique. Il est dangereux de conclure avec trop de certitude sur l’avantage de l’une ou l’autre des approches (y compris lorsque l’on se place dans un cadre conséquentialiste). Comme le rappelle L.N Hoang de Science4All : « l’excès de confiance tue » ; et dans le cas du changement climatique, il est susceptible de tuer beaucoup, beaucoup de monde. Mesurons donc plutôt de la façon la plus juste possible l’étendue de notre ignorance : il est je pense bien difficile de dire de façon affirmative quel concept est susceptible de conduire aux plus grands bienfaits.
Toujours dans une approche conséquentialiste, ce qui a finalement le plus d’importance n’est peut-être pas tant le choix de telle ou telle dénomination (contribution à la neutralité ou neutralité). En particulier, si le second courant inclut quelque chose comme une obligation de baisse annuelle en absolu de quelques pourcents des émissions scopes 1 à 3 pour pouvoir se revendiquer neutre en carbone (en plus de l’achat de crédits carbone donc), alors les deux courants sont dans les faits (et hors conséquences indirectes spéculatives sur le nom du concept) très proches. Dès lors, ce qui aura probablement le plus d’impact est plutôt que toutes les bonnes volontés coopèrent et forment un lobby uni au lieu de perdre leur énergie dans des querelles internes à la profession potentiellement néfastes pour la cause défendue.
[1] On fera ici abstraction différences parfois subtiles entre les concepts cousins de neutralité climat, neutralité en GES, etc. [2] Etant donné l’objectif affiché [3] Ou plus exactement : « tu dois ne pas mentir », ce qui sonne bizarrement. [4] Exemple du débat sur l’utilisation d’applications de contact-tracing dans le cadre de la lutte contre le covid-19 : https://www.youtube.com/watch?v=Sj4w-nKin8M [5] On reviendra dans la suite sur ces interprétations ; le second courant ne manque également pas d’arguments conséquentialistes. [6] Dans le jargon, on parle d’émissions scope 1 à 3 (bilan carbone) [7] En particulier pour les émissions évitées. [8] On pourrait ici mettre en avant le fait que les entreprises achetant des crédits carbone sont par ailleurs souvent celles qui réduisent le plus leurs émissions et se donnent des objectifs climatiques ambitieux, ce qui tendrait à contredire l’argument « compensation à faible ambition/engagement climatique »
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