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  • guillaumecolin

Le curseur du greenwashing : doit-on tolérer (un peu) le greenwashing ?

Dernière mise à jour : 26 janv. 2022

Doit-on tolérer (un peu) le greenwashing ?

Cette question ne peut avoir du sens que dans un cadre moral conséquentialiste, pour qui ne se préoccupe pas tant du respect avant tout de principes mais plutôt des conséquences (positives ou négatives, ici en termes d’émissions de GES) d’une action.



 

Pourquoi une telle question se pose.


Réglementer, c’est-à-dire dans le cas de la lutte contre le changement climatique imposer une contrainte carbone visant à inciter plus ou moins fortement les acteurs à réduire leurs émissions de GES, [1] est … compliqué, et l’est d’autant plus si l’on souhaite décarboner nos économies à un rythme permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5 ou 2°C (c’est-à-dire à un rythme très élevé, de l’ordre de quelques pourcents de baisse par an en fonction des scénarios et probabilités choisis).


Cette difficulté n’est plus à prouver (un exemple récent étant le gel de la taxe carbone en France) et les raisons de ce statuquo ne seront pas discutées ici.

En quelques mots, le législateur fera souvent face à une levée de boucliers lorsqu'il essaiera d'imposer une contrainte carbone forte, venant à la fois des producteurs (se plaignant de pertes de compétitivité par exemple) et des consommateurs (se plaignant de pertes de pouvoir d'achat par exemple).


La voie intermédiaire privilégiée consiste alors à inciter les entreprises à l'action de manière un peu détournée et moins contraignante au premier abord : via notamment la transparence, la communication (on s’autorise à mettre en avant les comportements les plus vertueux -ou plutôt les moins mauvais) et l'encouragement à la proactivité d’acteurs volontaires.


Il s'agit d'une logique d'action décentralisée, bottom-up (de façon simplifiée, la résolution du problème du climat ne passe pas par une contrainte carbone descendante et imposée par les Etats, mais par des initiatives volontaires), incrémentale (on commence par des « petits pas »), libérale (la contrainte est assez faible) et pragmatique à certains égards (on se soucie de l’efficacité réelle et pas seulement théorique des actions envisagées).


Cette logique parie sur l’engagement le plus large possible des acteurs de la société : ce qui compte, au moins au départ, n’est pas tant l’ambition ou l’intensité de l’action climatique [2]mais le fait que les acteurs s’engagent (la proactivité), entament une réflexion sur le changement climatique, puis font progressivement évoluer à la hausse leur engagement.


Ce point est déterminant : l’évolution à la hausse de l’ambition des acteurs n’est pas garantie, en l’absence de contrainte venant des Etats notamment.


Parmi les éléments pouvant laisser penser que l’ambition sera effectivement croissante, on peut évoquer :

  • l’irréversibilité de certaines actions engagées,

  • l’effet d’ancrage,

  • la pression croissante de la société civile (la contrainte vient dans ce cas d’une partie de la société civile et non des Etats),

  • la concurrence/l’émulation entre acteurs, etc.

Il s’agit typiquement de la philosophie de l’Accord de Paris : prenant acte des limites constatées des approches privilégiées lors des COPs précédentes (exemple du protocole de Kyoto), les Etats signataires de l’UNFCCC ont présenté lors de la COP 21 leur feuille de route climat (sentier de décarbonation ou Intended Nationnaly Determined Contribution), c'est à dire la trajectoire d'émissions de GES à laquelle ils s'engagent volontairement.


Comme cela est bien connu, ces ambitions une fois mises bout à bout ne permettent néanmoins pas de respecter les budgets carbone 1,5/2°C (on pourrait donc parler de greenwashing de la part des Etats).


Mais, comme cela est évoqué de façon limpide par A. Pottier dans « Comment les économistes réchauffent la planète », cette façon de faire a permis de faire sauter le verrou de la quête improbable dans le monde réel d’un marché mondial du carbone (et d’un prix unique du carbone)[3].


Le concept de neutralité carbone des organisations évoqué dans mon précédent post, s’inscrit d’une certaine manière dans cette même logique[4].

De manière similaire, la plupart des initiatives volontaires (à l’échelle internationale ou nationale) relèvent de cette logique : citons de manière non exhaustive, les Principles for Responsible Investors (PRI), Climate Bonds Initiative (CBI), à peu près tous les cadres de reporting volontaires (CDP notamment), les marchés du carbone volontaires (e.g Verified Carbon Standard, label Bas-carbone français, etc.), C40 Cities Climate Leadership Group, etc. Et même le principal standard de comptabilité carbone (GHG Protocol) est issu d’une initiative non-étatique !


En résumé, la contrainte (carbone) n'est pas imposée de manière forte et unilatérale : le législateur lâche un peu de lest et laisse de la latitude aux différents acteurs en termes d'intensité de l'action et de possibilités de communication sur les actions entreprises.


Ces initiatives, étant souvent volontaires et portées par les acteurs eux-mêmes, et la contrainte carbone imposée étant modérée, on observe alors une certaine forme de greenwashing (acception assez large du terme dans cet article) : les entreprises peuvent mettre en avant des actions favorables au climat (mais qui sont insuffisantes au regard des trajectoires de décarbonation de l’accord de Paris), ou encore pourront communiquer de manière exagérée sur la réalité de leur engagement (par exemple, en parlant de manière impropre de neutralité carbone).


Le curseur du greenwashing traduit ainsi le niveau de greenwashing collectivement toléré car permettant d’augmenter l’action des différents acteurs en faveur du climat. Il est le révélateur de la confrontation entre monde et efficacité théoriques d’une part (à droite du schéma ci-dessous), et monde et efficacité réels d’autre part (représenté par la courbe bleue en cloche du même schéma).


Dans le monde réel, des contraintes carbone fortes sont difficiles à instaurer, quand bien même elles seraient les outils théoriques les plus efficaces : plusieurs années (!) d’action favorable au climat ont probablement été perdues car nous nous sommes obstinés en vain à vouloir instaurer les contraintes carbone en théorie les plus efficaces (e.g marché et taxe carbone) voire avons dénigré certaines formes d’action climatique que l’on pourrait qualifier d’imparfaites (e.g achats de crédits carbone sur les marchés volontaires).


A mon sens, nous devons nécessairement procéder à des arbitrages, et dans une certaine mesure alléger la contrainte carbone que l’on cherche à mettre en place et donner certaines marges de manœuvre aux acteurs en termes de communication et d’action climatiques (c’est d'ailleurs ce qui à tendance à être fait ces derniers temps).


Autrement dit, dans le cadre moral conséquentialiste qui est le nôtre (notre objectif étant pour rappel de maximiser l'action climatique), on tolère en partie le greenwashing précisément parce qu’il permet de lever certains blocages et donc permet, dans une certaine mesure, de favoriser l’action climatique.


Nous allons maintenant réfléchir au positionnement optimal du curseur du greenwashing : où faudrait-il placer ce curseur pour maximiser les réductions d’émissions de GES ?



 

Le curseur optimal du greenwashing : comment évaluer le positionnement du curseur qui maximisera l'action climatique (les réductions d’émissions) ?


Notons (ou rappelons) que la question posée est extrêmement complexe et … critique, étant donné l’irréversibilité des phénomènes en cours (le CO2 a une durée de vie extrêmement longue dans l’atmosphère).

Cette irréversibilité est très lourde de sens : elle signifie par exemple que les années de blocage sont des années d’action climatique (même limitée) … perdue.


De façon schématique, on peut dessiner une courbe en cloche de l’action climatique de nos économies en fonction de la contrainte carbone :

  • A l’extrême gauche de l’axe des abscisses, il n’y a aucune contrainte carbone imposée (pas même en termes de transparence par exemple ; autrement dit les Etats ont entièrement abandonné leur rôle de régulateur) : les incitations à l’action venant des régulateurs étant quasi-inexistantes, les actions favorables au climat sont a priori très faibles. Par ailleurs, le greenwashing étant dans un tel cadre fictif très fort, la défiance, elle aussi très forte, des consommateurs envers les entreprises limite les actions que pourraient entreprendre les uns et les autres.

  • A l’extrême droite, les contraintes carbone (que l’on souhaite imposer) sont très fortes. De façon au premier abord peut-être contre-intuitive, les actions favorables au climat sont également limitées… car de telles contraintes carbone ne peuvent en pratique être instaurées. Ainsi, un tel scénario correspond à une situation de blocage où le biais du statuquo prédomine (cf la « Logique de l’action collective » de M. Olson), telle que nous l’avons connue au début du 21ème siècle.




Cette courbe de l’action climatique dans le monde réel est complexe, et telle que je l’ai dessinée, bien sûr critiquable.

Une rapide revue de la littérature scientifique laisse suggérer que le curseur optimal (i.e le niveau de contrainte/greenwashing maximisant l’action climatique) se trouve probablement sur la partie droite du schéma (faible greenwashing/contrainte assez forte) :

  • Côté demande : Les consommateurs semblent être en moyenne très sensibles et peu tolérants au greenwashing. Certains papiers, se référant à la théorie de l’attribution, jugent négativement l’efficacité de stratégies de communication et marketing « vertes » : il y a un risque élevé que les stratégies de « communication verte » des entreprises se retournent contre les entreprises et soient mal perçues par les consommateurs.[5]

  • Côté offre : Une corrélation négative entre performance climatique et transparence/divulgation de données environnementales semble être constatée. Autrement dit, et de façon inquiétante, des initiatives volontaires de reporting ou des faibles contraintes carbone (exigences de divulgations de données environnementales/extra-financières) ne semblent pas faire évoluer les entreprises dans la bonne direction, au contraire.[6]

En termes de méthode, pour pouvoir essayer de trancher, il est je pense indispensable de raisonner de manière probabiliste (i.e de faire des paris) : nous devons essayer d’évaluer l’espérance probabilisée de l’action climatique de différents scénarios de contrainte carbone/greenwashing et de leurs alternatives, et privilégier le scénario avec l’espérance la plus élevée.

Ainsi, les questions (complexes) que nous devons nous poser sont les suivantes (à titre d’exemple) :

  • L’espérance probabilisée d’action climatique est-elle plus élevée si on autorise (le cas échéant) les entreprises à pouvoir se revendiquer neutres en carbone que l’inverse ?

  • L’espérance probabilisée d’action climatique est-elle plus élevée si on essaye d’augmenter la taxe carbone ou si l’on crée de la monnaie libre pour financer la transition écologique ?...


 

Conclusion


Vouloir imposer une contrainte carbone forte à des citoyens et des élites (économiques, politiques, etc.) largement ignorants du problème (et par ailleurs biaisés, comme tout le monde) n’a que peu de chance de succès dans le monde réel, et à mon sens, certaines réactions aux 150 propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat en sont un nouvel élément de preuve.


De nouveaux blocages qui résulteraient d’une volonté intransigeante d’imposer une contrainte carbone forte seraient catastrophiques pour la lutte contre le changement climatique.


Nous devons donc à mon sens tolérer, au moins dans un premier temps, une certaine forme de greenwashing afin de lancer l’action climatique, coopérer, capitaliser et soutenir les initiatives existantes, puis être de plus en plus exigeants au fil du temps.


Comment faire pour limiter le greenwashing et placer optimalement le curseur?


A défaut de contraintes et réglementations carbone fortes instaurées par les Etats (e.g taxe carbone élevée), c’est à la société civile (think-tank, associations, citoyens, etc.) et aux « analystes » (e.g cabinets de conseil, auditeurs, fournisseurs de données, commissions de régulation, etc.) d’endosser la responsabilité de vérifier la véracité des communications d’entreprises, d’accroître la pression sur les entreprises pour plus de juste transparence et d’action.


En parallèle, il convient de poursuivre et d’accélérer la formation, la vulgarisation et la transmission la plus large possible des connaissances scientifiques nécessaires à la bonne compréhension du problème et à l’acceptation future de contraintes carbone plus fortes.[7]


Pragmatisme, vigilance et exigence guident l’action climatique dans le monde réel.

[1] Compris ici au sens large : instaurer un prix du carbone, légiférer, etc. [2] Dans toute la suite de l’article, l’action climatique sera entendue au sens d’actions de réduction des émissions ou de séquestration du carbone, les deux jouant un rôle dans l’atteinte de la neutralité carbone mondiale. [3] Improbable car présupposant un accord entre chaque Etat souverain sur la répartition initiale des quotas carbone, condition nécessaire au fonctionnement d’un marché international du carbone (et à l’obtention d’un prix unique), mais en pratique quasi-impossible à satisfaire. [4] Ainsi que certaines réglementations telles que l’article 173 de la LTECV (visant à pousser à la transparence des acteurs), les différents concepts « zéro » (zéro artificialisation nette, zéro déchet, etc) [5] Gergely Nyilasy, Harsha Gangadharbatla & Angela Paladino (2014), Perceived Greenwashing: The Interactive Effects of Green Advertising and Corporate Environmental Performance on Consumer Reactions [6] Cho, C. H., Guidry, R. P., Hageman, A. M., & Patten, D. M. (2012). Do actions speak louder than words? An empirical investigation of corporate environmental reputation. Accounting, Organizations and Society, 37(1), 14–25 [7] Connaissances scientifiques dans un sens très large : énergie et climat bien sûr, mais également économiques et financières (pensons aux verrous idéologiques liés à la création monétaire par exemple), neurosciences (biais cognitifs), sociologiques, etc.

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