L'interview est accessible ici et s'intitule «Pour la raison écologique, contre les climato-fanatiques!» (et fait référence au dernier numéro de Causeur intitulé «Contre la religion du climat, pour la raison», numéro que je n'ai pas lu).
Mon avis sur l'interview et certains passages en particulier
Plusieurs problèmes dans le titre
En affirmant «Pour la raison écologique, contre les climato-fanatiques!», E. Lévy se place du côté de la rationalité. Elle se met ainsi dans une position de force, et il devient dès lors a priori difficile de la contester, étant donné ses louables intentions et la noble posture intellectuelle qu’elle dit adopter. Il s’agit ici d’une façon habile de discréditer à l’avance tout contre-argument à ce qu’elle s’apprête à dire par la suite. Pourrait-on en effet être « contre » la raison (écologique ou autre, sans trop savoir ce que ça veut dire d’ailleurs) et « «pour » le fanatisme ?
S’attaquer à un groupe de personnes (les « climato-fanatiques ») plutôt qu’à un propos clairement énoncé et donc contestable (« un réchauffement climatique de 5 degrés en quelques siècles entraînera une division par 1000 de la taille de l’espèce humaine ») n’est pas la meilleure manière de s’y prendre si l’on souhaite débattre de façon constructive. C’est prendre le risque de verser (volontairement ou non) dans la rhétorique de l’homme de paille, ce qui est contradictoire avec la quête de rigueur et de rationalité évoquée plus haut. E. Lévy s’attaque en outre (elle est « contre ») à une catégorie de personnes non définie, ou plutôt dont chacun aura une définition suivant ce qu’il comprendra de cette expression.
« Si la survie de notre espèce (et des autres) est en jeu, il n'est pas question d'étudier les rapports coûts/bénéfices des mesures envisagées. ». Il y a à mon sens ici une confusion et un besoin de clarification. Ce qui est juste, c’est qu’une lutte contre un changement climatique de quelques degrés en quelques siècles (ce que nous vivons actuellement) est nécessairement « gagnante » économiquement, du point de vue macroéconomique/de l’intérêt général : les bénéfices sont en effet potentiellement illimités puisqu’on ne peut donner de borne supérieure aux dommages associés à un tel changement climatique (le bilan coûts/bénéfices de la lutte contre le changement climatique, quand bien même il est un contre-sens par nature, donnera donc toujours un résultat favorable à l’action de réduction d’émission, puisque cette réduction présente un bénéfice infini). Ce qu’il convient d’étudier en revanche, c’est l’efficacité des mesures et politiques de réduction d’émissions vers lesquels on souhaite se tourner. On parle ici de coût/efficacité (économique notamment) d’une mesure, et un indicateur pertinent pour l’évaluer est le coût à la tonne de CO2 évitée (il faudrait prendre les mesures par ordre croissant de coût à la tonne de CO2 évitée pour minimiser le coût de la transition). Il ne s’agit donc pas de s’y prendre n’importe comment, notamment en raison du fait que les émissions doivent baisser drastiquement (de l’ordre de 5% par an) et très rapidement (le plus tôt « possible »). La mise en œuvre de ces actions fera des gagnants et des perdants microéconomiques, mais sera gagnante au niveau macroéconomique.
« La menace climatique existe. Mais si elle était aussi mortelle et imminente que ce que l'on nous dit, l'armée patrouillerait déjà dans nos rues pour nous imposer une quasi-abstinence énergétique. ». C’est un raisonnement par l’absurde assez confiant, et c’est accorder beaucoup de crédit à la capacité de l’être humain à se prémunir de graves dangers ! Nous sommes en effet bourrés de biais cognitifs et de contradictions internes : bien souvent, notre attitude en réponse à un problème n’est pas au niveau que la gravité du problème exigerait (chacun trouvera facilement des exemples). En outre, le changement climatique en cours prend principalement racine dans l’utilisation excessive des combustibles fossiles (charbon, pétrole, et gaz) par nos sociétés. Or les combustibles fossiles constituant le sang de nos économies modernes et étant ce qui fait que nous sommes si riches et puissants, s’en prémunir, c’est faire baisser le PIB toutes choses égales par ailleurs, ce qui explique pour partie la difficulté de la tâche.
Par ailleurs, le raisonnement d’E. Lévy laisse supposer que la conséquence se manifeste quasi-simultanément à la cause (l’émission de GES). Or ce n’est pas le cas, étant donnée l’inertie du climat, et donc quand bien même nous ferions preuve « d’abstinence énergétique », les bienfaits de cette cure ne se verraient que quelques dizaines d’années plus tard.
L’armée ne patrouille pas encore pour s’assurer du juste rationnement énergétique (c’est d’ailleurs un scénario parmi d’autres envisageables à moyen-terme), mais elle s‘inquiète effectivement sérieusement des conséquences du changement climatique !
Au demeurant, on est tout à fait en droit de se demander pourquoi pas « plus de choses » ne sont faites aujourd’hui pour limiter le réchauffement climatique, sans avoir à conclure de manière absurde. N’est-ce pas exactement ce que les jeunes qu’E. Lévy tourne en ridicule sont en train de faire ?
« Bien sûr qu'il y a de la science, mais il y a aussi de la croyance, comme en témoignent le flux constant d'incantations et de sermons nous sommant de faire repentance, la virulence des réactions à toute objection et la radicalité des exigences. » La science du climat, c’est ce que synthétise le GIEC, les croyances concernant le climat, c’est ce qui s’éloigne de ce que dit le GIEC. Se référer aux synthèses du GIEC est donc un bon moyen de faire la part des choses entre ce qui est une connaissance et ce qui est une croyance. Comme ce que dit E. Lévy est extrêmement vague, on ne peut la contredire.
« Voyez par exemple le terme climatosceptique. » Je préfère les termes de « marchand de doute » ou « semeur de confusion ».
« Pour un chercheur, le scepticisme n'est pas un crime mais une vertu. » Le scepticisme est en effet une vertu, pas uniquement pour le chercheur d’ailleurs. Une démarche sceptique amène précisément (et ironiquement) à conclure concernant le climat que les travaux (synthèses et revues de littérature) du GIEC sont ceux auxquels on doit se référer.
« Il y a aussi beaucoup de raisons de penser que, sur la question du climat, on a exagérément étendu le domaine de l'évidence, de sorte que certaines hypothèses, les plus effrayantes bien sûr, se sont imposées comme des vérités. » Peut-on en savoir plus ? Les conséquences à venir du changement climatique (on parle de scénarios), aussi rassurantes ou effrayantes soient-elles, vont varier en fonction des quantités de GES que l’on va émettre dans les années à venir : elles sont donc nécessairement imprévisibles, puisqu’il est impossible dire ce que l’on va faire dans les années qui viennent ! En revanche, plus l’on va émettre de GES dans les années qui viennent, et plus les conséquences se rapprocheront de quelque chose que l’on pourrait qualifier d’effrayant.
« En revanche, s'agissant non seulement de ses causes, nécessairement complexes, mais aussi de son évolution future et de ses conséquences, il serait tout de même étonnant qu'une science qui s'est développée dans la période récente soit déjà parvenue à un corpus global incontestable. » L’effet de serre est connu depuis 1824, Arrhenius prédisait en 1896 qu'un doublement de la quantité de CO2 dans l'air provoquerait un réchauffement planétaire d'environ 5 C (ce qui en 1ère approximation est toujours valable), la science du climat n’est donc pas particulièrement récente. Par ailleurs, rien n’est jamais « incontestable », la science et le consensus scientifique évoluent dans le temps. Le consensus du moment, concernant « les causes » du réchauffement climatique dont parle E. Lévy dit qu'"il est extrêmement probable [c'est à dire avec une probabilité d'au moins 9,5 chances sur 10 pour que l'affirmation soit correcte] que l'influence humaine sur le climat a été la cause dominante du réchauffement observé depuis le milieu du vingtième siècle".
« Oui, et on les [les lobbys] sait capables d'acheter des experts, comme n'importe quel autre lobby. Reste qu'ils ne défendent pas seulement les intérêts de «méchants actionnaires avides de profit», mais aussi ceux de millions de salariés. Et leur intérêt n'est pas que nous périssions collectivement par le carbone mais que nous trouvions une trajectoire raisonnable, c'est-à-dire socialement supportable, vers une économie moins carbonée. » Je ne sais pas quel est leur intérêt, mais effectivement il est crucial que la trajectoire de décarbonation soit socialement supportable. Reste que plus l’on tarde à aligner cette trajectoire avec la trajectoire visée (1.5°C ou 2°C), plus la transition sera difficile à faire accepter socialement, et plus les mesures à prendre seront malheureusement radicales, comme le regrettait plus haut E. Lévy!
« Or, en dépit de la propagande sur les merveilles du renouvelable, il y a un point sur lequel tous les spécialistes sont d'accord, c'est qu'en l'état des connaissances et des technologies, les énergies renouvelables peuvent à peine servir d'appoint. » Quel est le lien avec le point précédent ? Les renouvelables ne sont qu’un moyen parmi d’autres (économies d’énergie via l’efficacité et la sobriété sont d’autres moyens) pour réduire les émissions de GES, et en France ça n’est d’ailleurs pas le meilleur moyen (hormis la chaleur renouvelable) puisque le mix électrique est déjà bas-carbone. Et par ailleurs, il y aurait cette fois un consensus entre « tous » les spécialistes sur le fait que « les énergies renouvelables peuvent à peine servir d'appoint » ? Pas un même un sceptique dans le lot ?
« Le nouvel objectif brandi par les associations, division des émissions de CO2 par huit d'ici 2050, est en passe de devenir aussi totémique que les 3 % de déficit budgétaire de Maastricht. » Au moins cet objectif de réduction d’émissions a le mérite d’avoir un fondement scientifique (physique ici).
« Bien sûr, les stars qui réclament cette conversion à la frugalité devront continuer à voyager, ne serait-ce que pour pouvoir divertir les ploucs sédentarisés, condamnés à manger des topinambours de leur jardin et à pédaler 25 kilomètres pour aller au boulot - s'ils ont la chance d'en avoir un. » C’est un futur très sombre qui nous est dépeint.
« Quand Philippe Torreton, et avec lui, le ban et l'arrière-ban du cinéma français, affirme que «la survie de l'espèce humaine est en jeu à une échelle de temps très courte: la nôtre», il ne stimule pas la réflexion, il la stérilise. » Plus que la survie de l’espèce humaine, je dirais que c’est la taille de la population et l’espérance de vie telles qu’on les connait maintenant qui seront remises en question et « challengées ».
« Sauf erreur de ma part, l'espèce humaine n'est pas en train de disparaître sous nos yeux. Cela ne signifie pas que nous doutons des conséquences néfastes du réchauffement climatique, mais que, sur leur ampleur et sur leur imminence, nous pensons qu'il y a plus de questions que ce que vous pensez. ». Inertie du climat, bis. Cette affirmation est de la même veine que celle avancée plus haut avec la non-intervention de l’armée. L’ampleur des conséquences n’est pas à constater et juger maintenant, mais dans quelques dizaines à quelques centaines d’années (et pour quelques milliers d’années d’ailleurs). Il y a un décalage entre le moment où on émet des GES et le moment où les conséquences de cette émission se font sentir. Ce que l’on constate en ce moment, c’est (une partie seulement) des conséquences des émissions passées, celles d’il y a quelques dizaines d’années. Le jour où les conséquences du changement climatique (actuellement plutôt supportables effectivement, au moins pour nous Français) nous paraîtront trop désagréables à nos yeux, il sera … trop tard pour agir. Ça ne me paraît pas trop difficile à comprendre (le fumeur a affaire au même biais : les conséquences de sa consommation de tabac ne se manifesteront que plus tard) !
« Prétendre que le changement de ce modèle peut se faire à marche forcée et à coups de slogans, croire qu'on va remettre la planète dans l'état où elle était en 1750, c'est se payer notre tête. » Il ne s’agit pas de « remettre la planète dans l'état où elle était en 1750 » (je ne sais pas ce que ça voudrait dire d’ailleurs), mais de limiter la hausse de la concentration (irréversible pour quelques centaines à milliers d’années, il n’y a donc pas de retour en arrière possible) de CO2 dans l’atmosphère à un niveau que l’on juge acceptable (1.5° C idéalement, étant donné ce que nous avons déjà émis).
« Enfin, c'est sans doute un tort d'établir des hiérarchies, mais les cultures aussi peuvent disparaître - et peut-être plus vite que la planète. » La planète ne devrait effectivement pas disparaître de sitôt.
« Pour autant, la vérité ne sort pas de la bouche des enfants. » C’est un argument d’autorité difficilement recevable. Encore faudrait-il savoir précisément ce que ces « enfants » ont dit pour pouvoir contester la véracité de leur propos…
Conclusion
L’interview est d’une manière générale très vague (à nouveau je n’ai lu que cette interview et pas le numéro de Causeur) et comporte un certain nombre d’affirmations suffisamment imprécises pour que l’on soit tenté de dire parfois « oui », et parfois « non ». Mais c’est justement ce manque de précision et cette confusion quasi-permanente qui sont dangereux, car ils entretiennent le doute sur l’intérêt réel que nous aurions à agir fermement et rapidement.