Il y a d’autres passages dans la tribune qui auraient pu être critiqués et ne l’ont pas été, mais ça demanderait encore plus de temps, et par ailleurs, certaines des remarques qui ont été faites faites peuvent s’appliquer à plusieurs reprises.
Voici la conclusion que je propose.
On trouve au-sein de la tribune des éléments issus de l’intuition personnelle de l’auteur, et d’autres issus d’une sélection très partielle des synthèses du GIEC et de la FAO, ce qui est embêtant pour quelqu’un qui fait à plusieurs reprises des appels à la science. Le message de fond qui ressort de la tribune est alors contraire à celui du GIEC dans son dernier rapport 1.5°C : « chaque demi degré compte, chaque année compte, chaque choix compte », … et compte notamment pour les êtres humains !
Il aurait été de bon ton de rappeler l’ordre de grandeur fondamental à avoir en tête (mais Michael Shellenberger le connaissait-il seulement ?) et qu’il ne sera jamais inutile de répéter : un changement climatique de l’ordre de quelques degrés est équivalent à un changement d’ère climatique. Il est également indispensable d’avoir en tête le caractère irréversible et l’inertie des changements en cours. Ce couple inertie/irréversibilité est en effet lourd de sens : lorsque l’on commencera à trouver les conséquences suffisamment désagréables pour se décider à agir, alors il sera très probablement « trop tard », au sens où l’avenir ne pourra qu’être pire, toutes choses égales par ailleurs.
On retrouve dans la tribune un certain nombre de « jeux de l’évocation » chers à l’Economiste d’A Pottier (Economiste qu’incarne en particulier W Nordhaus) : dans un monde idéal (et idéel) dans lequel les capacités d’adaptation des sociétés sont supposées quasi illimitées, … il n’y a pas (il ne peut pas y avoir) de problème d’adaptation, que les risques soient posés par un changement d’ère climatique ou par n’importe autre quel problème que d’aucuns verraient comme une menace de premier ordre (la chute d’un méga-astéroïde dans le Sahara serait probablement vue comme un épiphénomène au-sein de l’idéologie de l’Economiste, les conséquences directes étant faibles et l’agriculture ne pesant que quelques pourcents du PIB, et un climat stable n’ayant également que peu de valeur !).
A plusieurs reprises, Michael Shellenberger semble confondre prévision et prospective, et assimile des hypothèses prises dans le cadre d’une analyse par scénarios à une prévision. Il est en outre indispensable de bien avoir en tête les limites méthodologiques propres à chaque scénario : c’est l’un des messages du guide récemment publié par The Shift Project qui aide à se repérer dans la littérature toujours plus dense des scénarios de prospective en énergie et climat.
A la décharge de Michael Shellenberger (et c’est peut-être cela le plus instructif de tout ce qui précède), il est parfois difficile de se repérer face à certains messages de la littérature scientifique que l’on pourrait qualifier de contradictoires. Ce qui est extrêmement embêtant pour tout citoyen, décideur économique ou consommateur amené à prendre des décisions et réaliser des arbitrages. En effet, quel message retenir lorsque l’on lit tout à la fois qu’un changement climatique de 4 degrés nous expose à des risques très élevés d’insécurité alimentaire généralisée, qu’un tel changement est équivalent à un changement d’ère climatique, mais qu’il ne réduirait que de quelques pourcents le PIB de 2100, par ailleurs plusieurs fois plus grand que celui de 2019 ? C’est le plus souvent la confusion qui régnera dans un esprit même bienveillant exposé à de telles incitations contraires.
La plupart des scénarios étudiés par les prospectivistes (y compris du GIEC) sont eux aussi fortement empreints de l’idéologie de l’Economiste : les résultats quantitatifs produits appellent souvent à l’inaction (pourquoi devrait-on « agir » si les rendements agricoles et la richesse économique augmentent, tirés par un progrès technique inébranlable ? Où est le problème ?), tandis que les résultats qualitatifs appellent eux à l’action, comme si ironiquement les modélisateurs eux-mêmes n’accordaient finalement pas tant de valeur que ça à leur propre travail ! Il serait intéressant en termes d’épistémologie de considérer un plus large éventail de scénarios, notamment des scénarios ne s’inscrivant pas dans un cadre de croissance systématique du PIB au cours du siècle et intégrant une volatilité forte sur les marchés financiers (laquelle peut créer de forts remous quand bien même la tendance de fond est relativement stable). Les prospectivistes ont bon dos d’appeler à ne pas confondre prospective et prévision : de fait, si aucun scénario ne considère que le PIB puisse cesser de croître, on est incité à croire qu'une telle hypothèse est … invraisemblable !
Retenons enfin qu’un ordre de grandeur qualitatif (variation de quelques degrés de la température moyenne) a plus de valeur épistémique que des résultats quantitatifs issus de modèles ayant affaire au futur, par définition incertain : le fait que la température moyenne ait variée de l’ordre de 5°C entre la précédente ère glaciaire et l’ère préindustrielle est quasiment certain, le fait que si la température moyenne est plus haute de quelques degrés en 2100 alors le PIB, par ailleurs plusieurs fois plus élevé qu’en 2019, ne perde que quelques pourcents est beaucoup plus improbable, quoi que l'on pense du modèle ayant abouti à un tel résultat.
On peut alors tenter d’en tirer cet enseignement : l’incitation à l’action de lutte contre le changement climatique (ou d’une manière générale de réduction de notre empreinte écologique) ne semble pas pouvoir venir de résultats de modélisations. Les résultats seront du fait des raisons évoquées ci-dessus souvent dispersés, associés à beaucoup d’incertitude, insuffisamment systémiques et ne prenant pas en compte toutes les conséquences indirectes et rétroactions –de type troubles sociaux et conflits, particulièrement difficiles à modéliser, masqueront la volatilité par souci de simplicité (ex des évolutions de rendements quasi-linéaire), etc. L’irréductibilité de l’incertitude est en outre cohérente avec le caractère profondément inédit des changements en cours : essayer de prévoir les conséquences systémiques de quelque chose qui ne s’est jamais produit dans l’histoire humaine est particulièrement compliqué !
Ainsi va la lutte contre le changement climatique : si nous autres êtres humains voulons réduire les risques auxquels le changement climatique nous expose, nous devrons certainement faire preuve d’une intelligence… nouvelle.