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guillaumecolin

Compter ses émissions évitées, ... and so what?

Dernière mise à jour : 22 juil. 2022

Introduction


Lorsque l’on fait remarquer qu’il est un peu contradictoire de vouloir que toutes les entreprises baissent en valeur absolue les émissions qui leur sont attribuées (scopes 1 à 3, suivant un cadre de comptabilité attributionnelle en vigueur), les deux types de réactions les plus fréquents que je constate sont les suivants :

  • Dire que “toutes les entreprises ne sont pas obligées de réduire leurs émissions en absolu”. Ce qui est vrai, par exemple l’initiative SBT propose un éventail d’objectifs qui ne se limitent pas à une baisse en absolu des émissions scopes 1 à 3. En revanche, introduire des objectifs en intensité ne permet pas de garantir un respect des budgets carbone globaux : on se trouve face un blocage théorique rédhibitoire que j’ai formalisé via le concept de triangle d’impossibilité.

  • Dire que si une entreprise voit ses émissions attribuées augmenter parce qu’elle contribue à la transition, alors il faut … compter les émissions évitées permises par l’activité de l’entreprise (par exemple une entreprise qui vend des vélos peut avoir une activité croissante qui soit favorable à la lutte contre le changement climatique, quand bien même ses émissions attribuées croissent).



 

Attardons nous donc un instant sur le second type de réaction.


Une telle pratique, qui vise à introduire une seconde comptabilité, celle des émissions évitées, en sus de la comptabilité des émissions attribuées scopes 1 à 3, peut paraître séduisante au premier abord.


Mais on va le voir, la conclusion est terrible pour les cadres théoriques et méthodologies actuels qui reposent sur une telle dualité : compter les émissions évitées ne permet pas de lever les blocages auxquels la théorie actuelle fait fasse.

Pire, ça ne nous mène… nulle part.


En particulier la NZI (Net Zero Initiative), dont le paradigme phare repose sur l’idée d’une comptabilité et d’objectifs séparés sur les émissions attribuées (pilier A) et évitées (pilier B), se retrouve je pense bloquée sur une voie sans issue.


A nouveau, la bonne réponse à apporter est à mon sens d’adopter un unique cadre conséquentialiste (dont j’ai tenté de poser les fondations).


Dans un tel cadre conséquentialiste, on prend acte du fait que le bon indicateur qui doit baisser en valeur absolue de X% par an pour une entreprise n’est pas les émissions attribuées en année N-1 (qui ne traduisent nullement l’impact -au sens véritable du terme- d’une entreprise sur les émissions du système), mais les émissions d’un scénario de référence contrefactuel mouvant dans le temps (dit situation précédente en année N-1), dont une formalisation théorique est la suivante.





Dans le cadre conséquentialiste ci-dessus, on raisonne d’emblée de manière systémique et en s’intéressant aux conséquences de l’activité de l’entreprise (et en répondant notamment à la question fondamentale suivante : à quoi les produits vendus se substituent-ils, s’ils se substituent? La substitution pouvant porter sur des produits existants ou qui auraient été vendus sinon).


 

Explications


Avant de formaliser la critique, notons que l’on peut “sentir” les limites de l’approche en deux piliers (piliers A et B) :

  • Pourquoi diviser un problème unique (réduire les émissions) en deux sous -problèmes (i.e les piliers A et B de la NZI)? S'agit il d'un point de passage obligé? Est-on sûr que cet ajout de complexité est bénéfique?

  • Pilier B : il n’est question que d’émissions évitées, il ne peut donc pas y avoir d’émissions augmentées (contraires à évitées), ou alors celles-ci ne sont pas dignes d’intérêt? Que doivent faire les entreprises qui ont des émissions augmentées ? Pourquoi n’évoque-t-on quasiment jamais ces émissions augmentées (Brander faisait déjà remarquer cela dans sa thèse)? Cette bizarrerie devrait commencer à mettre la puce à l’oreille.

  • Si les émissions induites d’une entreprise (pilier A) ne sont pas systématiquement le bon indicateur à réduire pour une entreprise (exemple d’une entreprise qui vend des vélos) et ne traduit pas l’impact sur le climat d’une entreprise, n’y a-t-il pas un autre indicateur davantage pertinent, une autre approche qui ne souffre pas de tels blocages et peut se généraliser à l’ensemble des entreprises? Est-on sûr que l’entreprise qui vend des vélos (pour reprendre l’exemple) est l’exception qui confirme la règle (i.e le seul cas d’entreprise dont on tolère une hausse des émissions attribuées), et si non que fait-on?

  • Baisser en valeur absolue les émissions induites du pilier A et augmenter en valeur absolue les émissions évitées du pilier B (notamment B2), cela ne semble-t-il pas vouloir dire dans le premier cas réduire son activité et dans l’autre l’augmenter?


 

Prenons un exemple fictif :

  • en année N, une entreprise émet (scopes 1 à 3) x tCO2eq, et a y tCO2eq évitées.

  • en année N+1, cette même entreprise émet (scopes 1 à 3) 2x tCO2eq, et a 2y tCO2eq évitées (en gros on suppose, toutes choses égales par ailleurs, qu’elle a doublé son activité)

Que peut-on conclure de l’analyse de ces chiffres? L’entreprise peut-elle être qualifiée de “bon élève” du carbone?

En fait, on ne peut rien dire de l’évolution de ces chiffres d’une année sur l’autre, notamment parce que les émissions attribuées (pilier A) et évitées (pilier B) ne peuvent absolument pas être comparées, … pour des raisons que l’on évoquera juste après et qui ne sont généralement pas celles mises en avant (certains préfèrent dire qu'il s'agit d'émissions physiquement différentes, ... ce qui ne veut pas dire grand chose vu que dans les deux cas, il s'agit de conventions comptables).


On se retrouve donc face à des données chiffrées littéralement ininterprétables : les émissions attribuées de l’entreprise ont doublé, tout comme ses émissions évitées (dans l’exemple, une autre évolution n’aurait pas plus été instructive), sans que l’on puisse dire si c’est bien, mal, ou insuffisant d’un point de vue de la lutte contre le changement climatique, eu égard au seul objectif qui compte : l'objectif global de baisse de 5 à 10% par an des émissions mondiales.


Comme un aveu d’impuissance, peut-être serait-on même tenté de dire que puisque l’entreprise a doublé ses émissions évitées, … c’est bien (et suffisant)?


Notons que ce qui précède est finalement indépendant du mode de calcul des émissions évitées (en particulier du choix de scénario de référence retenu).



 

On peut même aller encore plus loin et montrer à quel point vouloir se donner des objectifs simultanés de baisse des émissions attribuées (pilier A) et hausse des émissions évitées (pilier B) est absolument contradictoire (et l’explication qui suit ne casse pas trois pattes à un canard), en plus de ne pas permettre de conclure quoi que ce soit.


Les émissions attribuées (scopes 1 à 3) du pilier A sont égales au produit de l’activité de l’entreprise (A) par son intensité carbone de l’entreprise (I) : pilier A = I * A.


Pour simplifier, les émissions évitées du pilier B sont égales à la différence entre les émissions d’un scénario de référence et les émissions induites de l’entreprise (au moins dans le cas de la vente d’un produit fini -par exemple une pompe à chaleur), où les émissions du scénario de référence sont égales au produit de l’intensité carbone du scénario de référence par l’activité de l’entreprise, soit (1+X%) * I * A, où X>0 (on parle d’émissions évitées ici donc X>0).

Autrement dit, pilier B = X% * I * A.


Vous avez bien lu : les émissions évitées sont dans ce cas proportionnelles aux émissions induites.


On voit donc bien la contradiction à vouloir simultanément que le pilier A baisse en absolu et que le pilier B augmente en absolu, et l’incompatibilité de tels objectifs combinés (d’autant plus si l’on suppose X constant dans le temps, i.e que l’entreprise et son secteur d’activité se décarbonent au même rythme).


En toute rigueur, le paramètre "X%" -qui traduit l'écart relatif entre l'intensité carbone de l'entreprise et du benchmark auquel on se compare- pourrait permettre un découplage absolu entre émissions induites et évitées.


Mais de deux choses l'une :

  • Les marges de manœuvre d'une entreprise sur ce paramètre sont limitées. En particulier, si l'on vise une baisse en absolu de 5% par an du pilier A, pour avoir un découplage absolu entre pilier A et B, il faut donc (en 1ère approximation) que le paramètre "X%" croisse a minima de 5% par an, ce qui n'est pas une mince affaire.

  • et surtout : ce découplage n'est absolument pas la finalité d'un point de vue climat! Certes, il est intéressant pour une entreprise qui vend des produits bas-carbone (e.g une pompe à chaleur) de chercher à se substituer aux alternatives les plus carbonées (e.g une chaudière à fioul plutôt qu'à gaz), pour maximiser la baisse d'émissions. Mais ça n'est pas ça, la finalité! A nouveau, ce qui importe est que les émissions mondiales baissent de 5% (plus ou moins) par an, pas qu'il y ait un découplage entre pilier A et B (e.g le remplacement d'une chaudière à gaz par une pompe à chaleur peut permettre une baisse suffisante des émissions).


Le problème reste de même nature si l’entreprise ne vend pas un produit fini mais un produit intermédiaire (un isolant ou des travaux de rénovation par exemple) ou un service.

Les émissions évitées seront dans ce cas égales à la différence entre émissions d’un scénario de référence (situation contrefactuelle, par exemple un bâtiment que l’on ne rénove pas) et émissions de la situation avec projet (par exemple, un bâtiment que l’on rénove thermiquement) -qui dans ce cas diffèrent des émissions induites.

Les émissions évitées seront encore proportionnelles à l’activité de l’entreprise : l’incohérence à vouloir simultanément réduire et augmenter deux termes (les émissions induites et évitées) proportionnels à un même troisième terme (l’activité de l’entreprise) persiste.


Soit dit en passant, ce qui précède permet également de mieux comprendre pourquoi cela n’a pas de sens de vouloir soustraire les émissions évitées aux émissions induites : les émissions évitées sont déjà calculées par différence avec les émissions induites (où autrement dit, émissions induites - émissions évitées = 2 * émissions induites - émissions du scénario de référence, ce qui n’a aucun sens).


 

Liens avec la philosophie morale (encore)


On peut je pense sans que cela soit trop tiré par les cheveux faire un parallèle entre ce qui précède et les deux courants principaux de la philosophie morale : le déontologisme et le conséquentialisme.


Plus exactement on peut interpréter la position de NZI (et finalement toutes les autres -SBT, etc., puisque le paradigme reste globalement le même) comme révélatrice d'une oscillation assez fréquente chez les êtres humains (ici portant sur le problème du changement climatique) entre un déontologisme marqué (“toutes les entreprises doivent réduire leurs émissions”, c’est en quelque sorte un devoir moral : “chacun doit faire sa part”) et un conséquentialisme timide qui apparaît dans un second temps, après avoir réalisé que la seule approche déontologique était insuffisante (“et si l’on s’intéressait aux conséquences [positives -souvenez vous, on ne regarde que les conséquences positives] de l’entreprise sur les émissions du système?”).

La thèse centrale de cet article est de dire que l’on ne peut adopter tout à la fois l’une et l’autre des positions : on ne peut être “en même temps” déontologue et conséquentialiste, vouloir à la fois qu’une entreprise réduise ses émissions attribuées et contribue le plus possible à décarboner l’économie (augmente ses émissions évitées).


En somme, on ne peut faire tout à la fois moins et plus : il faut choisir son camp, et à mon sens, le camp du conséquentialisme est largement plus pertinent pour qui cherche à faire en sorte que la décarbonation de nos économies soit la plus rapide et efficace possible.

C’est ce camp du conséquentialisme qui permet de lever les incohérences évoquées ci-dessus.


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