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guillaumecolin

Toutes les entreprises doivent-elles réduire leurs émissions?

Dernière mise à jour : 13 févr. 2021


 

De façon assez étonnante dans un monde (celui du carbone) où les méthodologies et initiatives diverses foisonnent, il semble y avoir un relatif consensus sur le fait qu’une entreprise, quelle qu’elle soit, doive réduire ses émissions de GES induites (scopes 1 à 3, je reprends ici la terminologie de la NZI) à un rythme de quelques pourcents par an.


C'est presque du bon sens, tout le monde doit réduire ses émissions, et il ne semble pas y avoir grand chose à redire à cela!


Que l’on pense au cadre de l'initiative SBT, et aux autres s’y référant -ACT, le référentiel A to Zero d’EcoAct, la Net Zero Initiative (NZI), la norme ISO sur la neutralité carbone en cours de construction, et j’en passe : dans tous ces référentiels, on s’accorde pour dire que toute entreprise sérieuse sur la question climat doit réduire ses émissions induites, calculées suivant l’un des standards du marché (GHG Protocol, ISO, etc.), et se fixer des objectifs de réduction de ses émissions induites dits “alignés avec la science”.




 

Pourquoi se fixer des objectifs de réduction à l’échelle d’une entreprise?


Prenons un instant pour essayer de mettre en perspective l’émergence du cadre de réduction des émissions par entreprise.


La question de la réduction des émissions induites à un niveau désagrégé et des objectifs associés se pose précisément dès lors que la transition ne s’envisage plus de façon macroéconomique (via une régulation prix par exemple -taxe ou marché carbone), mais par une approche microéconomique basée sur des objectifs de réduction d’émissions désagrégés, par entreprise.


Autrement dit, s’il y avait une régulation carbone forte et mondiale mise en place au niveau macroéconomique, alors les entreprises n’auraient pas besoin de se fixer des objectifs de réduction, puisqu’il leur suffirait de s’inscrire dans ce cadre macroéconomique et de chercher à minimiser le coût carbone à payer : des objectifs de réduction individuels auraient dans un tel cadre étaient une redondance, en somme inutiles.


L'approche microéconomique basée sur le volume d’émissions ou budget carbone par entreprise rend ainsi saillantes les difficultés techniques qui étaient masquées par l’approche simplificatrice du signal-prix du carbone s'appliquant à tout le monde.


Précisons le propos : la difficulté technique dont je parle et qui fait l’objet de cet article ne vient pas de ce que les objectifs de réduction soient volontaires et non fixés par le régulateur (on aurait pu imaginer une régulation de ce genre, avec des objectifs déterminés par l'État et fixés au niveau de chaque entreprise).

Elle vient du fait que l’objectif de réduction des émissions mondiales n’est plus guidé par des outils macroéconomiques (e.g prix du carbone), mais par des outils microéconomiques (objectifs de réduction par entreprise).


Pour simplifier, dans le monde idéel de l’Economiste d’A. Pottier, il aurait suffi de bien calibrer le signal-prix du carbone, et alors les acteurs économiques se seraient mis en branle pour décarboner la société sans qu’il ait été nécessaire de se donner des objectifs de réduction individuels, les actions de réduction se déclenchant mécaniquement par ordre croissant de coût à la tonne de CO2 évitée ( l'efficacité-coût serait donc en théorie optimale).

Dans le monde réel, c’est (bien) plus compliqué.


Historiquement, l’approche de réduction des émissions de GES a évolué d’une logique initiale de fixation d’un prix unique du carbone, inapplicable dans le monde réel (fin du 20ème, début du 21ème siècle, c’est en gros la philosophie de l’accord de Kyoto), à une logique hors signal-prix descendant, théoriquement sous-optimale et basée sur un partage du fardeau de la réduction des émissions entre acteurs économiques (c’est l’approche type SBTi, calquée sur celle des contributions volontaires des Etats signataires de l'Accord de Paris).


Nous verrons qu'en nous débarrassant de la logique néfaste (car déconnectée du monde réel) du prix mondial du carbone censée magiquement décarboner les économies, nous avons également jeté les exigences légitimes d’efficacité économique.

D’un excès de théorie néoclassique à un autre, celui d’une sorte d’indifférence pratique vis-à-vis de l’efficacité. Si le premier excès a probablement contribué au statu quo du début du siècle, le second risque peut-être de contribuer à des impasses d’un nouveau genre dans les années à venir.



 

Comme dit en introduction, le cadre actuel de la réduction des émissions induites par entreprise (SBT) est assez consensuel.


L’une des rares voix discordante au mode de pensée actuel (et au paradigme selon lequel "ce qui compte, c’est de réduire ses émissions induites") que j’ai entendue est celle de l’organisation 2° Investing Initiative, sur un sujet bien spécifique : 2°II, en pleine phase de développement d’une méthodologie SBT pour le secteur financier, a notamment fait remarquer début 2020 qu’il ne suffisait pas pour une institution financière de désinvestir d’entreprises carbonées pour avoir un “impact” carbone bénéfique sur le climat (NZI fait également remarquer ce point dans son référentiel, en évoquant la possibilité d’un reporting des “Émissions directes des actifs cédés dans les x dernières années"), puisqu’un autre investisseur moins regardant pourra toujours récupérer la place laissée libre, auquel cas la réduction réelle des émissions mondiales permises par l'action de désinvestissement est en 1ère approximation nulle (on tombe ici sur l'une des grandes questions du secteur financier : est-il préférable pour le climat de désinvestir ou de s'engager avec les entreprises dans lesquelles nous investissons?).


Autrement dit, baisser ses émissions induites (ici les “émissions financées”, celles de la catégorie 15 du GHG Protocol pour un investisseur) n’est pas forcément bénéfique pour le climat -ou alors ne l’est pas autant que la baisse calculée simplement le laisse paraître, au moins pour le secteur financier.


Ah! S’agit-il là d’un épiphénomène qui se limiterait à la finance? Ou alors est-ce un problème plus profond qui peut au moins en partie être généralisé à d’autres secteurs? Est-ce que faire baisser les émissions induites d'une entreprise est forcément bon signe pour le climat? Est-il dès lors pertinent de fixer un objectif de réduction des émissions induites à chaque entreprise?


2°II a en réalité mis le doigt sur un sujet qui peut en effet être généralisé : la comptabilité carbone des entreprises n’est pas conséquentialiste ou marginaliste , pas plus pour le secteur de la finance que pour les autres, ou dit de façon simplifiée, elle ne mesure pas la variation d’émissions causée par l’activité d’une entreprise, elle ne cherche pas à mesurer ce que seraient les émissions mondiales avec ou sans l’entreprise étudiée (mais alors, que compte-t-elle cette comptabilité? Spoiler : c'est pas clair).


Dès lors, et par construction de la théorie -donc de façon non surprenante, chercher à réduire les émissions induites d’une entreprise comptées au sens de cette comptabilité carbone n’a pas de raison a priori d’entraîner une baisse des émissions mondiales du même montant absolu (voire même de baisse tout court).

Par exemple, si un vendeur de voitures électriques doit réduire ses émissions induites (à un rythme de quelques pourcents par an), alors cela passera très probablement en partie par une baisse de son activité, i.e une moindre vente de véhicules électriques, ce qui est néfaste pour le climat puisque ces voitures électriques aident à décarboner le secteur du transport.

Ce petit exemple peut en fait se généraliser à l’ensemble des fournisseurs de solutions bas-carbone (ou même moins carbonées que celles de leurs concurrents).


Notons que si toutes les entreprises du monde se donnaient pour objectif de réduire leurs émissions induites disons de 5% par an d’ici 2050, alors de tels objectifs individuels mis bout à bout seraient en effet théoriquement compatibles avec l’accord de Paris. Mais le prix à payer en termes d’efficacité économique et de justice sociale serait tel qu’il rendrait ces objectifs inatteignables … en pratique!


Nous le verrons, introduire du conséquentialisme dans les objectifs de réduction via des mécanismes de flexibilité permet de gagner en efficacité économique : conséquentialisme et efficacité sont en quelque sorte les deux faces d’une même pièce.


Ainsi, retranscrire uniformément l’objectif mondial de réduction des émissions de X% par an sur toutes les entreprises (chaque entreprise doit baisser ses émissions induites de X% par an), ce qui est à l’approche sectorielle près dont on va parler juste après le cadre de l’initiative SBT, est un mode de résolution du problème climat largement sous-optimal, qui ne pourrait se justifier qu'en l'absence d'alternative meilleure.


C’est un mode de résolution probablement équivalent à une austérité de X% par an, et donc extrêmement coûteux (c’est pour cela que je parle de manque d’efficacité économique).


C’est même un mode de résolution que je qualifierais de “bête et méchant” puisque dans un tel système, peu importe l’activité de l’entreprise, que celle-ci produise de l’énergie bas-carbone, des modes de transport bas-carbone, de l’alimentation bas-carbone ou bien vende le charbon le plus dégueulasse du monde, cette entreprise doit réduire ses émissions induites de X% par an.


Ainsi, avec un tel mode de fonctionnement, les apporteurs de solutions bas-carbone ne peuvent pas déployer leurs solutions au bon rythme puisqu’ils sont eux-aussi contraints par la baisse de leurs émissions induites.


Si la transition bas-carbone conduira probablement à une diminution du PIB, ça n’est pas une raison de ne pas se soucier d’efficacité économique (bien au contraire) et, on va le voir, c’est probablement possible de changer la façon de se fixer des objectifs de réduction de telle sorte que la transition bas-carbone soit un peu plus ordonnée.


Insistons encore sur l’ironie d’une telle façon de faire.

Le référentiel NZI (je le cite parce que c’est particulièrement révélateur, mais à nouveau toutes les initiatives sont en gros alignées sur ce mode de fonctionnement) suggère aux entreprises de se fixer des objectifs de croissance des émissions évitées permises par leurs produits et services commercialisés (à ce stade, sans préciser les trajectoires associées), en plus d'objectifs de baisse des émissions induites.


Pour simplifier, dans NZI, une entreprise se fixe des objectifs distincts de réduction des émissions induites, de hausse des émissions évitées et de hausse des émissions négatives.

Atteindre simultanément ces objectifs revient précisément à supposer qu’un découplage absolu de l’activité d’une entreprise et de ses émissions induites est possible (ce que l’on pourrait qualifier de croissance verte et qui ironiquement, ne semble pourtant pas être le paradigme auquel adhèrent les auteurs de NZI!).


Par exemple, pour qu’un fournisseur de solutions bas-carbone (vendeur de voitures électriques, d’isolation, etc.) puisse satisfaire ces différents objectifs, il faudrait qu’il puisse décroître ses émissions induites, tout en augmentant son activité pour augmenter son volume d’émissions évitées permises par les produits qu’il commercialise.


Faire supporter des objectifs aussi contradictoires risque de pénaliser les entreprises amenées à croître dans le cadre de la transition bas-carbone (car oui, même si le cadre macroéconomique de la transition bas-carbone est celui d’une décroissance structurelle, il y aura vraisemblablement des acteurs qui croitront dans un tel monde, .précisément ceux qui contribuent à la décarbonation!).


Au-delà de ce pari et de notre croyance ou non en un possible découplage absolu, ce qu’un tel système signifie surtout est qu'un acteur qui contribue à la décarbonation est pénalisé par les objectifs de réduction des émissions, puisqu'il doit réduire les émissions proportionnellement plus que les autres (d’autant plus que son taux de croissance annuel).


 

L’initiative SBT a développé une autre approche dite sectorielle (Sectoral Decarbonization Approach) qui consiste à recourir à des trajectoires et scénarios de décarbonation optimisés par secteur (cost-effective pathways, comme ceux de l’AIE). On parle alors dans ce cas d’approches dites par convergence (et non contraction/compression des émissions induites) : les entreprises se fixant de tels objectifs s’engagent à ce qu’un indicateur d’intensité des émissions converge vers une valeur cible sectorielle (par exemple, en gCO2/MWh pour l’électricité, ou en gCO2/p.km pour le secteur du transport, etc.).


Une telle approche résout au moins en partie certains des problèmes évoqués précédemment (par exemple, les meilleurs élèves d’un secteur couvert par une telle méthodologie ne sont pas obligés de baisser leurs émissions en valeur absolue -et donc de décroître), mais déjà ne les résout pas entièrement, et par ailleurs en fait apparaître un autre.


Parmi les problèmes non résolus par l’approche, on peut citer : l'impossibilité théorique à couvrir l’ensemble des d’activités d’une économie (les secteurs doivent recouvrir des activités relativement homogènes), les réductions d’émissions cibles sont issus de scénarios prospectifs qui “imposent” leur vision du mode, l’efficacité économique n’apparaît pas explicitement -elle est masquée derrière les trajectoires modélisées et auxquelles on se réfère pour fixer un objectif de réduction, etc..


Et quel est le nouveau problème que fait apparaître l’approche sectorielle?

Une telle approche introduit des objectifs de baisse en intensité des émissions induites d'une entreprise, or les émissions mondiales doivent baisser en valeur absolue. Les objectifs individuels de réduction des émissions une fois mis bout à bout ne garantissent ainsi pas une baisse absolue des émissions mondiales au bon rythme. Plus précisément, si les trajectoires de croissance et de production/consommation divergent de celles modélisées (et il n’y a pas de raison théorique pour que cela ne soit pas le cas), alors les émissions absolues n’évolueront pas au rythme désiré (c'est d'ailleurs une limite identifiée par l'initiative SBT).


 

A ce stade, on pourrait se dire ou croire que ce qui précède n’est pas un problème si grave.

Après tout, peut-on penser au premier abord, il suffit de “mettre de côté” les quelques entreprises amenées à croître et le problème est au moins en partie réglé.


On pourrait par exemple se référer à une taxonomie d’activités dites vertes pour décider de fixer ou non des objectifs de baisse des émissions en valeur absolue.

En disant ça, plusieurs problèmes apparaissent. On voit déjà que l’on confond entreprise et activité (une entreprise peut avoir différentes activités plus ou moins vertueuses), et par ailleurs, une entreprise, même de l’économie verte, pourrait alors faire n’importe quoi sur ses émissions induites?

Par ailleurs, l’introduction d’une taxonomie entraîne automatiquement une perte d’efficacité économique puisque le regroupement par activités masque la réalité microéconomique.

En effet, au sein de chaque secteur d’activité (potentiellement non couvert par la taxonomie), il y a une diversité d’acteurs aux performances carbone variables (gCO2eq/produit ou service vendu, on parle parfois de "nuances de vert") qu'une taxonomie d’activités vertes binaire omet. Ainsi, les acteurs à la meilleure performance carbone d’activités non couvertes par la taxonomie doivent réduire leurs émissions comme tout le monde, de X% par an, alors qu’il pourrait être pertinent d’un point de vue carbone que ceux-ci croissent (par exemple, s’ils vendent leurs produits en substitution de ceux plus carbonés de leurs concurrents).

Le problème d’inefficacité économique n’est donc probablement que très partiellement résolu par l’introduction d’une taxonomie.


 

Au terme de cette courte discussion, il semblerait donc que la question reste à ouverte : peut-on construire une “théorie de la réduction” élégante permettant de rigoureusement définir des objectifs de réduction pertinents par entreprise? Y-a-t-il de meilleures alternatives à l’approche SBT actuelle?


Pour ce faire, doit-on remettre la comptabilité carbone entièrement à plat? Et puis, le compromis de l’approche SBT n’est-il finalement pas le meilleur dans notre “monde réel”, et en particulier en l’état des méthodologies actuelles de comptabilité carbone?


C’est à ces questions que nous allons essayer de répondre dans le prochain article.


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