Introduction
Une fois n’est pas coutume, nous allons parler de contribution carbone (ou compensation, pour les plus old school ou ceux qui préfèrent).
Plus particulièrement nous allons réfléchir à ce que pourrait être un bon (ou juste) objectif de contribution carbone à l’échelle d’une entreprise, étant donné un objectif macro de contribution carbone (au niveau d'un territoire ou mondial -autrement dit ce qui suit ne portera pas sur la détermination d'objectif macro, mais uniquement la déclinaison possible de cet objectif macro par entreprise).
Comment peut-on construire une théorie de la contribution carbone par entreprise qui soit pertinente et cohérente?
Par abus de langage, on parlera de manière interchangeable dans la suite de contribution (aux puits de carbone), séquestration ou émissions négatives (le pilier C de la NZI), en gros tout ce qui retire ou capte du CO2 de l'atmosphère.
Etat des lieux historique (très rapide) des objectifs de contribution carbone à l’échelle d’une entreprise
Historiquement, la contribution d’entreprises à la croissance des puits de carbone a été abordée sous l’angle de la … compensation.
La norme PAS 2060 invite ainsi les entreprises à compenser à hauteur de 100% des émissions scopes 1 à 3 d’une entreprise (la distinction entre émissions évitées -e.g projets de développement d’énergies renouvelables- et négatives -e.g projets de plantation d’arbres- n’étant alors pas claire).
D’un point de vue philosophique, il s’agit là d’une approche dite de justice rectificative : les premiers cadres méthodologiques cherchent ainsi à permettre à une entreprise de corriger le tort qu’elle fait au climat, et il semble au premier abord pertinent de se donner un objectif à hauteur du tort causé (i.e 100% des émissions scopes 1 à 3, censées mesurer ce tort).
Notons au passage que le présupposé d’une telle approche est fort : pour que l’approche rectificative ait un sens, il faut être en capacité de mesurer le tort ou ce que l’on appellera dans la suite la responsabilité de l’entreprise dans le changement climatique.
Nous verrons par la suite que ce présupposé est en fait loin d’être satisfait.
Plus récemment, la SBTi a formalisé son standard Net Zero (SBT-NZ) et développé le concept de neutralisation (‘neutralization’) à long terme pour une entreprise : l’objectif de séquestration est encore de 100% des émissions de l’entreprise, mais cet objectif doit maintenant être atteint en 2050, une fois que l’entreprise aura fortement réduit ses émissions scopes 1 à 3.
Cela s’inscrit toujours dans le cadre d’une justice rectificative et dans la continuité de la logique du pollueur-payeur : le pollueur doit d’abord chercher à réduire ses dommages, puis chercher à les annuler (rectifier), si tant est que cela soit possible, pouvant le cas échéant se déclarer neutre en carbone.
Comme le mentionne Carbone 4, SBTi ne précise néanmoins pas de trajectoire sur la séquestration carbone d’une entreprise et parle juste d’un horizon à 2050 : on ne sait donc pas vraiment ce que devraient être les objectifs à court terme d’une entreprise en termes de séquestration carbone.
Bien plus problématique, le fondement théorique de l’approche rectificative de détermination d’objectifs de séquestration carbone par entreprise est en fait … très bancal.
Limites de l’approche rectificative
Les deux principales limites sont à mon sens les suivantes :
Nous ne disposons d’aucune mesure de juste responsabilité vis-à-vis du changement climatique pour une entreprise et sur laquelle un objectif de contribution pourrait se reposer. On a pourtant dit que c’était un présupposé indispensable à une approche rectificative. En particulier, la comptabilité carbone attributionnelle actuelle (Bilan carbone ou GHG Protocol) ne mesure absolument pas cela.
La somme des parties [les émissions des entreprises] est plus grande que le tout [les émissions mondiales]. Autrement dit, la somme des objectifs individuels (par entreprise) de contribution carbone ne correspond pas aux objectifs de contribution carbone au niveau macro (mondial ou d’un territoire) : la théorie est incohérente, puisque l’objectif visé, celui qui compte (i.e l’objectif mondial), n’est pas satisfait par la somme des objectifs individuels.
Rappelons rapidement pourquoi un bilan carbone ne mesure pas la responsabilité d’une entreprise vis à vis du changement climatique.
Ce point a déjà été largement développé sur ce blog, puisqu’il est très lié aux règles de comptabilité carbone attributionnelle. Rappelons rapidement pourquoi :
Il y a de multiples recouvrements des émissions entre acteurs d’une même chaîne de valeur (une émission se transmet de proche en proche, de fournisseur à client, sans aucune discrimination). Or faire un calcul de responsabilité reviendrait précisément à discriminer le fardeau entre acteurs, et à répartir 100% des émissions (ni plus ni moins) entre acteurs. L’axiome de l’efficacité n’est absolument pas respecté.
Les émissions scopes 1 à 3 d’une entreprise reposent sur une approche de comptabilité carbone attributionnelle et non conséquentialiste. Le choix d’un tel cadre est arbitraire, et en particulier la responsabilité morale d’une entreprise calculée suivant un cadre attributionnel ne repose pas sur une mesure d’impact d’une entreprise sur le climat. On est par exemple très loin d’une mesure de la juste responsabilité au sens de Shapley, ce qui impliquerait de reposer sur un cadre conséquentialiste.
Il n’y a pas non plus de discrimination des émissions entre entreprises et consommateurs, la responsabilité devant là aussi se répartir en toute rigueur entre l’ensemble des acteurs d’une économie.
Les objectifs de contribution carbone de NZI, une solution satisfaisante?
Le glissement sémantique récent de la compensation à la contribution carbone a notamment été poussé par Carbone 4, dans le cadre de leur proposition méthodologique Net Zero Initiative (NZI).
La proposition de la NZI permet-elle de répondre aux deux limites mentionnées ci-dessus?
S’inscrit-elle toujours dans le cadre d’une approche rectificative?
Étonnamment, le changement de vocable introduit par Carbone 4 n’a pas tant modifié le paradigme de détermination d’un objectif de contribution carbone.
La différence entre NZI et SBT-NZ porte en effet sur le montant ou pourcentage de contribution, dans un cas (SBT-NZ) égal à 100% des émissions attribuées, et dans un autre (NZI) égal au ratio des émissions négatives sur émissions du territoire dans lequel s’inscrit l’entreprise (environ 10% en France en 2020 par exemple).
NZI propose donc également que les objectifs de contribution carbone d’une entreprise (ce qu’ils nomment pilier C) soient adossés sur les émissions attribuées à cette même entreprise (scopes 1 à 3).
En ce sens, NZI ne répond à aucune des deux limites mentionnées.
Certes, NZI ne tolère pas l’expression de neutralité carbone à l’échelle d’une entreprise, ce qui va a priori s’oppose à l’approche rectificative.
Mais dans les faits, la manière dont les objectifs de contribution carbone sont fixés par entreprise ne garantit pas un respect des objectifs mondiaux de contribution carbone (elle garantit un dépassement marqué) et repose sur une métrique (les émissions scopes 1 à 3 d’une entreprise) inadaptée.
Par ailleurs, NZI semble rester très attachée à l’idée d’objectifs de contribution reposant sur la responsabilité, chère à l’approche rectificative et dont on a dit qu’elle ne pouvait fonctionner.
D’une certaine manière, ce lapsus de la “responsabilité” que l’on retrouve dans plusieurs passages du rapport NZI n’est pas anodin : reconnaître que les émissions scopes 1 à 3 d’une entreprise mesurent autre chose (quoi exactement?) que la responsabilité vis-à-vis du changement climatique d’une entreprise reviendrait à dire qu’adosser des objectifs de contribution carbone sur ces mêmes émissions scopes 1 à 3 n’aurait … guère de sens.
Ce soudain glissement sémantique est d’autant moins anodin que NZI et Carbone 4 savent très bien que les émissions scopes 1 à 3 d’une entreprise sont un mauvais indicateur de la responsabilité vis-à-vis du changement climatique d’une entreprise.
Jean-Marc Jancovici interprète par exemple fréquemment les émissions scopes 1 à 3 comme une mesure de la dépendance au carbone d’une entreprise (et non sa responsabilité)-par exemple ici à 49:20- quoique cette interprétation soit là aussi largement critiquable.
La section “3. Discussions méthodologiques sur le pilier C” de l’annexe 3 du rapport NZI est assez instructive et évocatrice de ce qui précède.
On y trouve notamment le passage suivant :
“Concernant le périmètre d’émissions considéré, la majorité des experts était favorable à l’inclusion de l’ensemble des scopes (1+2+3), même si des problèmes de double-comptes et de responsabilité partagée ont été soulevés.”
De façon étonnante, NZI semble donc bien identifier les problèmes évoqués ci-dessus … sans pour autant y apporter de réponse adaptée.
On peut notamment lire : “Il a semblé utile d’adopter l’approche “top-down” pour la méthode, afin de s’assurer que les objectifs des entreprises permettent bien de développer des puits à la hauteur des besoins mondiaux (ni trop, ni pas assez)”.
A nouveau, l’approche retenue par NZI ne permet précisément pas de “développer des puits à la hauteur des besoins mondiaux (ni trop, ni pas assez)” puisque la somme des émissions scopes 1 à 3 des entreprises est largement supérieure au total mondial.
Ouvrons une courte parenthèse.
A ce stade, on pourrait se dire qu'un surdéveloppement des puits n'est pas trop embêtant, puisque cela va dans un sens qui nous est a priori plus favorable ("mieux vaut surdévelopper que sous-développer", serait-on tenté de dire).
Cette remarque, au-delà d'être pirouette visant à minimiser l'incohérence de la théorie, ne tient pas : pourquoi alors ne pas se donner des objectifs plus importants de développement des puits de carbone au niveau mondial, voire aucun plafond?
Le surdéveloppement de puits peut avoir des conséquences néfastes, et c'est bien pour cela que l'on se définit des trajectoires de développement des puits de carbone au niveau mondial, avec des valeurs plancher et plafond.
Dit autrement, si l’objectif mondial en termes de séquestration carbone est égal à X% des émissions mondiales, alors donner à chaque entreprise un objectif de séquestration carbone de X% de ses émissions attribuées (scopes 1 à 3) conduira théoriquement à un cumulé mondial bien trop important.
N.B : jusqu’à présent, je ne donne pas de chiffres au sujet du ratio somme des émissions scopes 1 à 3 de l’ensemble des entreprises sur émissions mondiales. Il est compliqué à estimer puisque peu d'entreprises ont mesuré leurs émissions scopes 1 à 3.
Si je devais parier un intervalle de crédibilité à 80% (sachant que les règles de comptabilité carbone ne sont pas sans équivoque), je dirais un ordre de grandeur entre 3 et 10, avec une médiane à 5 (sur la base du ratio entre PIB mondial et somme des chiffres d'affaires de l'ensemble des entreprises).
A ce problème bien identifié, NZI apporte une réponse surprenante (et même gonflée à mon sens) : “Ainsi, si deux entreprises à la « verticale » d’une même chaîne de valeur (l’une fournisseur, l’autre cliente) s’engagent sur une trajectoire sur le pilier C, plutôt que de fixer des objectifs indépendants, elles peuvent unifier leur stratégie climat pour identifier la quantité de puits qu’elles ont en commun et les retraiter ainsi de leur calcul d’objectif.”
Ou encore “La méthodologie Net Zero Initiative préconise X et Y à se fixer conjointement un objectif de développement des puits, en partageant l’effort de développement. X et Y pourront ainsi trouver une règle d’allocation des émissions communes (c’est à dire des émissions de X servant les besoins de Y) pour recalculer à la baisse leurs objectifs individuels de développement des puits.”
A mon sens, cette proposition revient donc exactement à renvoyer la patate chaude de la mesure d’une juste responsabilité aux entreprises, sans vraiment l’avouer.
Quel terrible aveu d’échec!
L’idée d’un rapprochement entre acteurs d’une même chaîne de valeur est intéressante, mais en pratique, je peine à voir comment un grand nombre d’entreprises parviendraient à s’arranger (sur la base de quelles règles de calcul? Si de telles règles existent, alors pourquoi ne pas les mettre en place?) et s’accorder sur un partage du fardeau de la contribution carbone (chacun voulant contribuer le moins pour avoir le moins à payer).
Qui plus est, un tel arrangement n’impliquerait pas que 2 acteurs, comme illustré dans l’exemple du rapport NZI, mais un nombre bien plus grand d’entreprises réparties un peu partout sur Terre (égal au nombre d’entreprises dans une même chaîne de valeur).
En un sens, cette proposition faite par NZI (accord entre entreprises sur un partage du fardeau) se rapproche de celle faite par certains économistes il y a quelques années au sujet du marché mondial et prix unique du carbone (censé garantir une efficacité économique maximale) : les acteurs d’un tel marché sont supposés s’arranger sur une allocation initiale des quotas carbone qui convienne à tout le monde (et cette allocation initiale est un préalable à l’émergence d’un marché mondial du carbone).
C’est notamment en raison de cet arrangement impossible qu’un marché et prix unique mondial du carbone … n’a jamais vu le jour, comme l’a notamment exposé A. Pottier.
Dans la même veine, la proposition faite par NZI (de rapprochement entre entreprises pour se fixer des objectifs de contribution) me semble avoir les mêmes chances de succès que celles d’un accord sur l’allocation initiale de quotas carbone dans un marché mondial : très faibles.
A nouveau, et sans vouloir faire de “NZI bashing”, je suis très surpris des éléments de langage évoqués au sujet de leur propre proposition méthodologie : ils parlent d’objectifs de contribution carbone "compatibles avec les besoins planétaires” ou encore d’une “ logique de “juste contribution” à l’effort planétaire”.
Ni l’un ni l’autre n’est exact, et pas de peu!
La conclusion de ce qui précède est donc la suivante :
NZI a bien identifié le problème du partage des objectifs (et le besoin d’avoir une théorie cohérente, i.e une agrégation d’objectifs par entreprise qui aboutisse à l’objectif souhaité au niveau macro); en un sens NZI semble prendre acte des limites de l'approche rectificative,
mais … apporte une solution qui n’y répond pas (contrairement à ce qu’ils affirment),
et par ailleurs prétend à tort que l’approche top-down retenue permettrait de s’assurer que “l’effort attendu de l’entreprise soit proportionnel à sa responsabilité dans le changement climatique”. Loupé…
Existe-t-il des alternatives plus pertinentes?
L’analyse qui précède porte je pense un coup préjudiciable à l’ensemble des méthodologies actuelles de fixation d’objectifs de contribution carbone par entreprise (PAS 2060, SBT-NZ, NZI).
Une approche alternative potentiellement beaucoup plus fertile pourrait reposer sur la capacité à payer d’une entreprise.
On passerait ainsi d’une logique de justice rectificative à une justice distributive.
A noter que l’approche de type capacité à payer est bien envisagée dans le rapport NZI, sans pour autant être retenue.
Cela pourrait se faire en gardant l’approche territoriale de la NZI, le changement portant sur l’objectif individuel de contribution carbone par entreprise.
Le calcul pourrait être le suivant : on multiplie le besoin d’un territoire en émissions négatives en année N par le ratio entre la valeur ajoutée d’une entreprise (ou un autre indicateur financier susceptible de refléter la ‘capacité à payer’ -excédent brut, résultat net, etc.) et l’agrégat national de cette indicateur (dans notre exemple la valeur ajoutée, c'est à dire le PIB).
Quels sont les avantages de cette proposition?
Cohérence de la théorie (enfin!) : l’agrégation des émissions négatives donne bien 100% de l’objectif macro visé à l’échelle d’un territoire, et pas X fois plus comme dans le cas des théories actuelles
Logique de justice distributive reposant sur la ‘capacité à payer’, qui prend acte de l’inapplicabilité d’une justice rectificative du fait de notre incapacité à évaluer le juste niveau de responsabilité vis à vis du changement climatique d’une entreprise.
Notons qu’une approche de type ‘capacité à payer’ semble d’autant plus pertinente pour ceux qui considèrent qu’une entreprise ne peut se considérer ‘neutre en carbone’ en tant qu’entité individuelle, et préfèrent parler de contribution (à la neutralité planétaire) plutôt que compensation.
De manière analogue, la contribution à l’impôt repose sur une approche distributive et non corrective.
La suggestion faite sur le carbone est de la même veine.
Une approche de type ‘capacité à payer’ me semble être l’approche la plus adaptée à la détermination de justes objectifs de contribution carbone par entreprise, étant donné la comptabilité carbone attributionnelle actuellement en vigueur.
On pourrait même imaginer une approche hybride avec le cadre conséquentialiste sur la réduction, afin de créer des incitatifs liés à la contribution à la décarbonation de l’entreprise (i.e les entreprises qui se décarbonent doivent moins contribuer toutes choses égales par ailleurs).
Par exemple, on pourrait construire un bonus ou malus à l’objectif de contribution carbone d’une entreprise, fonction de la variation des émissions d’une entreprise en année N par rapport à la situation précédente en année N-1 (bonus si la baisse de la situation précédente est plus importante que X% par an, malus sinon -ces bonus et malus devant être normalisés pour garantir la cohérence de la théorie).
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