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  • guillaumecolin

Quand commence le sacrifice pour le climat ?

Dernière mise à jour : 27 févr.

Je n'ai pris l'avion qu'une seule fois dans ma vie.


Et, figurez-vous, je n'ai même pas eu l'avion honteux.


Droit dans mes bottes.


Dans mon dernier post "test", j'ai fait mon coming-out carboné et partagé mon retour de voyage à New-York, tout en signalant qu'il s'agissait du 1er voyage long-courrier de ma vie.


Je m'attendais à ce que ce témoignage fasse réagir, je dois donc dire que je n'ai pas été surpris du nombre de réactions.


Mais quand même un peu déçu par certaines d'entre elles.


Paraît-il que je l'aurais "un peu cherché" avec ce post provoc'.


Hmmm.


Ce mini-drama de niche m'a inspiré quelques réflexions sur la moralité d'une telle affaire et sur l'efficacité avec laquelle on peut sensibiliser en faveur de la décarbonation, en particulier la réduction des trajets en avion.


L'occasion de parler d'action de surérogation, de sens du sacrifice, et aussI de ... police des mœurs carbonés.


 

Ai-je mal agi?


Dois-je être blâmé pour avoir fait ce trajet, me demandais-je?


Deux des principaux courants de philosophie morale (le kantisme et l'utilitarisme) seraient tentés de répondre par ... oui.


Damn, shame on me!


Ces deux morales de devoir concluraient en effet probablement de la sorte car, de fait, il aurait été préférable pour le climat -et donc pour l'ensemble des être vivants qui subiront des torts supplémentaires des suites des conséquences du changement climatique induites par mon voyage- que je n'émette pas les 1 à 2 tonnes de CO2eq liées au trajet.


Autrement dit, et c'était le sens de beaucoup de retours que j'ai reçus, j'aurais fait moins de mal à ne pas voyager -quand bien-même ce voyage m'a procuré du plaisir (le bilan coûts-bénéfices est probablement défavorable au niveau global).


Ne pas prendre l'avion est donc clairement une bonne action pour le climat.


En revanche, ne jamais prendre l'avion de sa vie est une action que l'on pourrait qualifier en philosophie morale de surérogatoire.


Cher à la philosophie de l'éthique de la vertu (principale alternative au déontologisme et au conséquentialisme), il s'agit du type d'action qu'il est bon de faire, mais ... qu'il n'est pas mal de ne pas faire.


On ne peut pas moralement blâmer quelqu'un de ne pas faire d'action surérogatoire (ici cela revient à dire qu'il est moralement permis de prendre l'avion un nombre limité de fois, nombre que l'on peut discuter par ailleurs).


Autrement dit, on ne va pas féliciter quelqu'un qui ne fait pas l'action surérogatoire -i.e ici qui s'autorise à prendre l'avion une fois dans sa vie, ce n'est d'ailleurs certainement pas ce que j'attendais en révélant mon trajet à New-York- en revanche il a le permis de ne pas la faire sans qu'on puisse moralement le lui reprocher (et on n'a pas à s'excuser de quelque chose sur quoi on ne peut pas être blâmé).


Faire acte de surérogation, c’est payer plus que ce qu’on doit, aller au-delà de son devoir, autrement dit ... faire un sacrifice.


Mais personne n'est obligé de se sacrifier (le font ceux qui le souhaitent), de faire plus que ce qu'on est en mesure d'attendre de chacun, même au nom de la lutte contre le changement climatique ou de l'érosion de la biodiversité.


De fait, il est toujours possible à titre individuel de faire plus pour lutter contre le changement climatique, ou plutôt de faire moins : manger moins, acheter moins, vivre dans moins de m², rouler moins vite, etc.


Il y a ainsi une infinité d'actions de surérogation dans le domaine de la lutte contre le changement climatique -et donc au moins un peu de vrai lorsque certaines personnes affirment grossièrement "ne pas vouloir arrêter de respirer pour sauver le climat"!


En somme, tant que l'on n'a pas atteint le zéro émission (la seule borne inférieure qui garantit que l'on ne cause pas de tort à autrui dans un monde ayant dépassé plusieurs limites planétaires), on pourrait donc toujours être attaqué par un utilitariste ou kantien pour ne pas avoir fait assez.


Cela étant dit, tout l'enjeu est maintenant de connaître ce qui relève du surplus de bonne action (que l'on pourrait qualifier de surérogation climatique) de ce qui relève d'une forme devoir moral, autrement dit de ce qu'on est en mesure de raisonnablement attendre en termes d'émissions de la part d'une personne souhaitant ne pas "trop" causer de tort à autrui.


En somme, qu'est-ce qu'une personne juste peut s'autoriser à émettre? Combien de tonnes de CO2 par an et plus encore sur toute une vie?


Il n'y a certainement pas de réponse unique et non contestable (tout au plus le quota bien connu de 2 tonnes de CO2 par an donne un horizon indicatif), tant cela dépend du contexte et de nombreux facteurs (son niveau de richesse, son passif en termes d'émissions, ses capacités de réduction, son activité professionnelle et associative, etc.) ainsi que des valeurs propres à chacun (êtes-vous plutôt justice distributive ou rectificative?).


L'objectif ici n'est pas de débattre de ce niveau acceptable (ce qui serait néanmoins intéressant de faire), mais plutôt d'appeler à reconnaître que tout le monde fait des arbitrages, au quotidien (lorsque l'on va au restaurant, en vacances, que l'on fait une sortie, etc.), et a le droit de le faire (au moins dans une certaine mesure) entre son intérêt et celui "des autres", entre son droit à l'autonomie (i.e à mener sa propre vie personnelle comme il le sent) et le droit à la vie des autres individus.


Si le droit à la vie d'autrui était un droit absolu (et non relatif, issu de compromis avec notre droit à l'autonomie), notre devoir serait toujours de faire tout le temps tout notre possible pour sauver autant de vies que possible, autrement de ne quasi rien faire et rien émettre (dire que le droit à la vie est un droit relatif est d'ailleurs l'un des arguments les plus forts en faveur du ... droit à l'avortement).


Ce qui précède ne revient certainement pas à fournir une rationalité aux dérives carbonées ou encore inciter à polluer.


Au contraire, cela fournit à mon sens un cadre de compréhension cohérent et équilibré (aligné par exemple avec les principes de l'éthique minimale de Ruwen Ogien) entre à une extrémité du spectre des comportements blâmables car trop émissifs et à l'autre extrémité d'autres comportements sacrificiels intenables que l'on ne saurait attendre de tout un chacun.


Si l'on ne reconnaît son propre droit à l'autonomie ou à la liberté, je ne vois pas bien comment on pourrait simplement ... vivre, du moins sans être perpétuellement plongé dans la culpabilité de détruire l'environnement.


Revenons à notre sujet de l'avion, qu'est-il recevable de faire?

Quel type de compromis peut-il être raisonnable d'attendre d'une personne juste?


Sur la base d'un fameux calcul réalisé par J-M Jancovici, un compromis possible pourrait être comme on l'a évoqué de s'autoriser 4 vols dans une vie par personne en ordre de grandeur (peu importe le motif de ces vols, le climat se fichant du type de motivation) : au-dessus, on devient progressivement blâmable (on fait excessivement primer notre droit à l'autonomie).


En-dessous (toujours si on est d'accord avec ce compromis de 4 vols), on fait progressivement acte de surérogation (on se sacrifie).


 

Dois-je donc être blâmé pour mon vol?


On vient d'y répondre (au moins partiellement).

Chacun aura son avis et sa vision du compromis acceptable entre droit à l'autonomie et droit à la vie d'autrui.


Autre question de morale intéressante je trouve : puis-je être blâmé par n'importe qui -à supposer que je sois blâmable (i.e pour qui considère que 2 vols dans une vie n'est pas recevable)?


En particulier (vous me voyez peut-être venir), puis-je être blâmé par quelqu'un qui a déjà pris l'avion ou émis (en cumulé) plus que moi?


Notons d'ailleurs que la (très grande) majorité des personnes m'ayant dit sous une forme ou une autre que j'avais mal agi ont très probablement déjà pris l'avion au moins 1 fois.


On pouvait d'ailleurs sentir une forme de malaise (inavoué) chez certaines de ces personnes, reconnaissant dans leur propos avoir eux-mêmes déjà pris l'avion dans le passé (autrement dit à demi-mot, reconnaître n'être pas très bien placés pour me blâmer) ... tout en ne se privant pas de le faire.


Notons que le climat n'a pas de morale : il se fiche que la tonne de CO2 émise l'ait été en connaissance de cause (i.e sachant les conséquences des émissions de GES), avant ou après prise de conscience du fait "qu'émettre du CO2, c'est mal".

Ce qui compte, malheureusement pour les néo-conscientisés qui ont déjà voyagé plusieurs fois en avion dans leur vie passée, est bien le cumul des émissions durant sa vie.


Reprenons.

Peut-on légitimement reprocher (d'un point de vue morale) à quelqu'un quelque chose de prétendument mal que l'on a soi-même fait (ici même souvent en pire, puisque je pense que beaucoup de personnes ont déjà pris plus d'une seule fois l'avion dans leur vie)?


Je pense personnellement que non car cela traduit une forme d'hypocrisie, de "fais ce que je dis pas ce que je fais" contraire à l'éthique de la vertu.


Ce type d'attitude (blâmer quelqu'un d'avoir fait quelque chose que l'on a déjà fait) n'est également pas aligné avec la morale kantienne et son impératif catégorique, puisqu'on ne peut envisager d'universaliser quelque chose que l'on ne fait soi-même pas.

Mais je pense surtout que le plus intéressant est de discuter de l'efficacité d'une telle posture, plus que sa moralité -j'en parle plus bas.


 

Comment peut-on efficacement inciter à réduire l'usage de l'avion?


"Faire la morale" est bien une manière d'inciter les personnes à changer leur comportement et s'orienter vers plus de sobriété et des modes de vie bas-carbone.


En effet, se faire "secouer le cocotier" et s'entendre dire que l'on cause du tort à autrui ou voir sa réputation sociale rabaissée est peu agréable pour beaucoup d'entre nous : cela nous pousse donc à agir de telle sorte à limiter ce tort (tout en continuant de se permettre des petits plaisirs, cf plus haut).


Ainsi, des pratiques telles que le name & shame qui consistent à pointer du doigt les mauvais comportements (ou name & fame, pour à l'inverse féliciter les bons comportements) sont des pratiques qui ont une certaine efficacité dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.


Moi-même adepte de ce genre de pratiques, je pense néanmoins qu'elles sont à utiliser avec grande précaution et doivent vérifier certains critères pour ne pas perdre en efficacité -voire devenir complètement contre-productives.


En particulier, la manière de formuler la critique moralisatrice importe énormément.

Tous les messages (et messagers) n'auront pas la même efficacité, le même impact futur en termes de réduction d'émissions chez les personnes visées.


Le risque est en effet grand qu'un reproche moralisateur conduise à accroître la polarisation de nos sociétés, pourtant déjà forte et croissante.


Prenons un tout petit peu de hauteur de vue sur l'état actuel de nos sociétés (en France mais c'est globalement généralisable).

Près de 3 à 4 Français.e.s sur 10 ne semblent pas convaincus de l'existence même d'un réchauffement climatique d'origine anthropique, chiffre relativement stable depuis environ 20 ans.

Près de 1 Français sur 2 semble à date prêt à voter pour un parti politique (le RN) qui en 1ère approche se fiche très largement du changement climatique et de la réduction des émissions de GES.


Quelle peut donc dans ce contexte être l'efficacité des discours moralisateurs et plus généralement de sensibilisation à la lutte contre le changement climatique ?


En particulier, l'avion est devenu emblématique de notre époque, sorte de point de friction parfois indépassable entre des cyniques je m'en foutistes (nombreux) qui se fichent de leur nombre de trajets en avion ou d'une quelconque régulation du trafic, et quelques zélés (moins nombreux) prompts à dézinguer aveuglément tout écart de conduite au 0 avion qu'ils jugent seul moralement acceptable.


L'avion déclenche les réactions les plus passionnées et propices aux conflits contre-productifs : portés par un réflexe quasi-pavlovien, certains d'entre nous, voyant le mot "avion", sommes irrésistiblement tentés de taper -no matter what.


Soyons vigilants face aux discours émotionnels qui contribuent plus à fermer des portes qu'à encourager les personnes à changer de comportement.


Interrogeons nous davantage avant de "descendre" quelqu'un pour mauvais comportement : suis-je dans une position de légitimité pour reprocher quoi que ce soit à qui que ce soit? Ce que je m'apprête à dire a-t-il de bonnes chances d'être entendu par la personne à qui je m'adresse (et celles autour de lui), ou alors cela sert-il principalement à satisfaire ma propre pulsion dénonciatrice?


Dans le second cas, si notre intérêt est bien la lutte contre le changement climatique et la réduction des émissions, alors il serait préférable de se taire, tout simplement.


L'exigence de pureté climat (sur le transport, l'alimentation, la consommation, etc.) de la part de certains d'entre nous est inefficace, en plus d'être moralement non fondée comme on l'a vu plus haut.


Montrer que l'on a un mode de vie imparfait, où l'on s'autorise quelques écarts carbonés conscientisés et qui s'inscrivent dans une dynamique de forte sobriété et dans un cadre bas-carbone, me semble être une approche bien plus convaincante pour pousser à l'action.

Ce sketch de Marina Rollman me semble être à ce titre un très bon exemple de communication efficace et subtile en faveur d'une action bonne pour l'environnement (ici le véganisme).

L'humoriste fait preuve d'auto-dérision et reconnaît elle-même ses torts (ici sa consommation de viande) pour tourner subtilement en ridicule les comportements destructeurs de l'environnement.


Si l'on veut véritablement chercher à fédérer le plus de personnes dans la lutte contre le changement climatique, nous devons nous efforcer de penser gagnant / gagnant, plus que gagnant / perdant (en cherchant à clouer au pilori ceux qui ont mal agi), même si cela peut-être très tentant.

Oui bien sûr que nous devrons juger et punir ceux qui ont le plus contribué à la pollution (justice rectificative), mais la culpabilisation ne peut pas être la principale force motrice de la transition.


La polarisation de nos sociétés -y compris sur les sujets environnementaux- s'explique très majoritairement par des éléments externes, systémiques et individuels (traitement médiatique de l'information, politiques, marchands de doute, réseaux sociaux, biais cognitifs, etc.).

Je pense néanmoins que la communauté œuvrant en faveur de la transition environnementale doit aussi faire sa propre introspection face au regain d'attractivité des discours de différentes natures de type marchands de doute : ne donnons pas de grain à moudre à ceux qui voient dans le mouvement climat une police des mœurs carbonés.


 

Dans une chronique sur RTL, J-M Jancovici suggérait que des sociétés matures sur les sujets environnementaux feraient des Brown week plutôt que des Green week.


Ainsi dans un monde bas-carbone, il pourrait être bien vu de mettre en avant ses écarts environnementaux (sa semaine de "mauvaise conscience" ou Brown Week) plutôt que de montrer fièrement quelques bonnes actions noyées dans un océan carboné (sa prétendue Green week).


Grand cœur, j'ai tenté l'expérience.

Visiblement nous ne sommes pas tous prêts.



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