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  • guillaumecolin

Va-t-on plus agir parce que l’on voit le changement climatique?

Dernière mise à jour : 1 sept. 2023


 

Introduction

“Ça y est, les conséquences du changement climatique (canicules à répétition et toujours plus intenses, sécheresses, tempêtes, hivers doux et sans neige, etc.) sont visibles, tout le monde va donc comprendre le problème et se mettre en action.”


J’entends de plus en plus cette petite musique rassurante, selon laquelle parce que nous pouvons maintenant ressentir dans notre vie quotidienne l’impact du changement climatique, nous allons nous mettre en branle et tout faire pour le limiter -ou du moins la résolution du problème serait grandement facilitée.


Pendant des années (disons durant les décennies 1980-90), la lutte contre le changement climatique consistait en gros à prévenir l’apparition future de conséquences désagréables encore à peine perceptibles : il s’agissait donc essentiellement de croire -à défaut de voir ou constater- ce que les scientifiques du climat nous disaient, et d’agir en suivant leurs prescriptions que nous devions en un sens prendre pour argent comptant -ce qu’il était d’ailleurs rationnel de faire, étant donné le haut niveau de crédibilité que l’on peut accorder aux synthèses du GIEC par exemple.


Le temps passant et le réchauffement climatique allant croissant, nous pouvons maintenant largement voir et apprécier avec nos sens la réalité de climats changeants, au-delà même de la lecture de statistiques diverses attestant de manière chiffrée des bouleversements en cours.


Le passage à l’action, corrélé à une perception plus matérielle des risques, semble théoriquement plus aisé, puisque nous pouvons d’une part constater la véracité des projections passées de scientifiques du climat -et donc davantage croire que ce qu’ils évoquent sur le futur a de bonnes chances d’être pertinent, et d’autre part avoir un aperçu réel de ce que nous avons à gagner -ou ne pas perdre- à limiter le changement climatique futur.


Les partisans un peu simplets du “je ne crois que ce que je vois” ne devraient-ils pas dès lors s’empresser de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, qu’importe qu’ils aient été dans le passé dubitatifs sur la pertinence d’un tel projet?


Du constat à l’action, il n’y aurait donc qu’un pas.


Nous allons néanmoins voir que si la perception grandissante des conséquences du changement climatique devrait nous pousser à davantage agir, rien n’est pour autant gagné d’avance dans la lutte contre le changement climatique.



 

Un déni qui a la dent dure


Je vois plusieurs limites assez fortes à cette rhétorique suivant laquelle la constatation des conséquences du changement climatique va permettre d’accélérer la transition vers des sociétés décarbonées.


Des biais cognitifs, encore

De manière peut-être paradoxale, et avant même de parler de freins à l’action, notons que le constat objectif d’un climat changeant n’implique pas nécessairement notre acceptation du phénomène.


Le déni peut avoir la dent dure, et notre capacité d’auto-bullshit ne devrait pas être sous-estimée.


Nous voyons tous la même réalité, mais nous ne l’interprétons pas de la même manière.

En particulier, plus nous avons longtemps été dans le déni du réchauffement climatique, plus il nous sera compliqué de changer d’avis, faire notre mea culpa et agir pour limiter le réchauffement futur.

La dissonance cognitive et la peur de perdre la face risquent même de davantage renforcer le déni dont nous pouvons être victimes.


Déjà, face à un nouveau record climatique (exemple d’une canicule), nous avons une propension très forte à tomber dans ce que j’ai nommé biais de la référence aux extrêmes passés.


De manière très schématique, ce biais assez primaire se traduit chez les personnes qui en sont affectées par des affirmations du type “il a déjà fait chaud telle année”, ou “pas d’inquiétude, c’est l’été, c’est normal” lorsqu’une nouvelle canicule sévit ou que de nouveaux records de chaleur tombent.


J’invite celles et ceux sourcillant à la lecture de ce qui précède à aller parcourir sur les réseaux sociaux les sections commentaires des chaînes de météo et médias généralistes : les commentaires (généralement très appréciés) de personnes affirmant avec prestance “qu'il fait chaud en été, c’est normal”, ou encore “qu’il a déjà fait aussi chaud en Juillet 1947” sont légion. Il faut certes prendre avec du recul ce qui se dit sur les réseaux sociaux (notamment en raison du très grand nombre de faux comptes), mais je ne pense pas que l’on puisse sous-interpréter le phénomène de déni collectif d’une partie de la population.


Un peu dans la même veine, un autre biais cognitif tend à anesthésier notre perception des changements en cours.

Il s’agit de la fable de la grenouille, également qualifiée d’amnésie écologique, biais de la référence mouvante (shifting baselines), ou déplacement de la fenêtre d'Overton vers le chaud.


Le principe de ce biais est le suivant : on s’habitue très vite aux nouveaux extrêmes (i.e on considère à tort comme normal), qui tendent à devenir la nouvelle référence.


Parce que le réchauffement est progressif (pour nos petits sens d’êtres humains en tout cas -à l’échelle géologique le réchauffement est extrêmement brutal) et non linéaire dans le temps et l’espace (à localisation donnée, chaque jour n’est pas plus chaud que le même jour l’année passée), alors globalement nous ne nous inquiétons pas (assez) et ne réagissons pas de manière suffisamment proportionnée.


Si l’on voit bien le changement climatique au niveau global, on peut ne pas le voir de manière localisée (dans le temps et l’espace, par exemple à Paris début Août 2023, où le temps était maussade et assez frais) : ça ne change absolument rien à la réalité du phénomène, mais ça peut malheureusement nous donner la fausse impression qu’il n’y a pas de problème.


Plutôt que de raisonner en absolu (e.g le mois de Juillet 2023 est le plus chaud que nous ayons connu au niveau mondial), nous raisonnons de manière relative et nous comparons de manière tronquée à un passé récent que nous tenons pour normal.


Ainsi, le mois de Mai 2023 a été plus chaud que la “normale” en France, mais pourtant la perception est bien différente dans la population (j’ai entendu de nombreuses personnes trouver ce mois “frais”), pour qui le dernier été 2022 était encore dans les mémoires avec ses températures caniculaires.


Finalement, l'été 2023 paraît “frais” à de nombreux habitants de la moitié nord de la France … simplement parce que nous avons en mémoire les canicules à répétition de 2022, et alors même qu’il s’agit de mois plus chauds que la moyenne 1990-2020. Il n’en faut malheureusement pas beaucoup plus pour qu’une partie de la population remette en question la réalité et les dangers du réchauffement climatique.


On se souvient si bien des derniers étés (et si peu des précédents qu'on a déjà oubliés ou pas connus, les étés d'il y a 10, 20, 30 ans, etc.) qu'ils constituent presque la nouvelle "normale" à nos yeux, d'où certaines réactions étonnées face à la fraîcheur très localisée qu’on a pu connaître l’été 2023 en France.


Le réchauffement climatique crée un ancrage dans des conditions climatiques anormalement chaudes, et nos petits cerveaux humains ont bien du mal à ne pas se faire biaiser et tromper par leur sens.


Résultat : comme dans la fable, si vous plongez vivantes de dociles grenouilles (ici les être humains) dans une eau à température ambiante (ici les normales pré-réchauffement, avant l’ère industrielle), les chauffez progressivement (l’été 2023 est “normal”, nous dit le ministre de l'agriculture français) jusqu’à ébullition (ici une température mortelle pour les humains), alors vous retrouverez ces mêmes grenouilles mortes, sans même qu’elles aient réagi.

Nous ne serions donc pas plus intelligents que les grenouilles de la fable?


A voir les attaques récurrentes que subissent les messagers (exemples des insultes et menaces reçues par les ingénieurs et présentateurs météo évoquant le lien entre météo et changement climatique, ou encore de scientifiques faisant de la vulgarisation), il faut croire que certains d’entre nous sont même moins perspicaces que les grenouilles de la fable.


Notons que la communication grand public sur les normales météo ne nous aide pas à limiter l’emprise de ce biais.


En effet, ce que Météo-France appelle actuellement les normales correspond en fait à la moyenne du climat durant la période … des 30 dernières années (i.e la période 1990-2020, la référence est mouvante est change donc tous les 10 ans).


Les normales auxquelles les présentateurs météo font quotidiennement référence portent donc sur une période déjà ... anormale d’un point de vue climat (ce dont ils ont bien sûr conscience), puisque la période 1990-2020 est bien plus chaude que la véritable normale climatique (pré-réchauffement, i.e à la fin du 20ème siècle) à laquelle il conviendrait de se comparer pour ne pas être biaisé, et qui correspond à l’ère préindustrielle.



Légende : des normales qui se réchauffent doucement. En 2023, les grenouilles supportent encore la douceur relative de leur bain.


 

Des erreurs de diagnostic … qui impliquent de mauvaises réponses!


Reconnaître la dérive à la hausse des températures moyennes du fait des émissions anthropiques est une chose, admettre le rôle croissant du réchauffement climatique dans notre vie quotidienne en est une autre.


Nous sommes ainsi nombreux à faire des erreurs de diagnostics, qui se traduisent par un manque de discernement dans l'identification des causes d'évènements affectant nos sociétés.


Ces erreurs de diagnostic, qu’elles soient sincères ou volontaires à des fins de désinformation, consistent généralement à sous-estimer ou nier le rôle du réchauffement climatique dans la survenue de certains événements (météorologiques ou non), et mettre en avant d’autres causes que l'on estime être de meilleures (et souvent moins gênantes) explications.


Un exemple récurrent est celui des feux de forêts.

Un certain nombre de personnes font régulièrement remarquer que ces incendies sont généralement déclenchés par l’homme (par accident, par des pyromanes, ou du fait d’une mauvaise gestion des forêts) et n’auraient donc pas tant à voir avec le réchauffement climatique.


Quand bien même tel ou tel incendie serait déclenché en dernière instance par une cigarette ou la malveillance d’une personne, blâmer le dernier maillon de la chaîne est-il vraiment la manière la plus clairvoyante et lucide d’analyser le phénomène, et surtout (au-delà de juger des responsabilités de l’incendie présent) de prévenir la répétition et l'intensification de tels événements futurs? La lutte contre les feux de forêt l’été ne serait donc pour certains qu’une affaire de lutte contre des délinquants et mauvais comportements?

Mais si de tels comportements délinquants sont bien à blâmer et si l’on doit bien chercher à les limiter et les punir, il ne faudrait pour autant pas se méprendre et omettre the elephant in the room.


Les activités humaines -gestion forestière, déclenchement volontaires- sont certes des

facteurs importants, mais l’élément perturbateur et accélérateur des feux de forêts dans beaucoup de régions du monde est le réchauffement climatique.


Le réchauffement climatique accroît de fait la durée de la saison des feux de forêt et donc le risque d’incendies ravageurs (en Europe du Sud notamment) : sécheresse, températures élevées, maladies et ravageurs qui affaiblissent la végétation créent un terreau favorable aux feux de forêts, les rendant plus probables et intenses.


Blâmer exclusivement ou principalement la personne qui en jetant sa cigarette déclenche un incendie, c’est à mon sens équivalent au fait de dire qu’un fumeur atteint d’un cancer des poumons est mort du fait de son dernier rhume (et donc blâmer la personne qui le lui a transmis) et non de l’ensemble des cigarettes qu’il a fumées durant sa vie.


Un arbre asséché et attaqué par des scolytes ne meurt peut-être pas tant des suites d’un incendie que parce qu’il a été précisément asséché, malade et exposé à des températures très élevées.


Plutôt que de se remettre en question, on préfère -c’est confortable- accuser un tiers des maux dont on souffre, comme l’ont par exemple fait certaines personnes aux Etats-Unis, blâmant grossièrement les canadiens pour les feux de forêt de l’été 2023, dont les fumées ont atteint certaines villes américaines.


C’est une rhétorique assez bas de gamme, mais visiblement encore efficace.


Essayons de voir un tout petit peu plus loin que le bout de notre nez.



Légende : évolution des feux de forêts en France



D'une manière générale (au-delà des feux de forêts), un pan de la science du climat nous éclaire sur le rôle du changement climatique dans la survenue de tel ou tel évènement météorologique : on parle de science de l'attribution.


Les études d’attribution des événements météorologiques calculent si, et dans quelle mesure, un événement extrême spécifique est rendu plus (ou moins) probable et plus intense en raison du changement climatique (en comparant la probabilité de survenue de l'événement avec ou sans activité humaine).


Néanmoins, et pour un certain nombre d'évènements météorologiques extrêmes comme les vagues de chaleur, nul besoin d'excès de prudence : les

canicules sont ainsi unilatéralement liées au réchauffement climatique.


Comme l’a dit le scientifique du climat Christophe Cassou, savoir si un évènement caniculaire est dû aux activités humaines est donc une question "hors-sol, désormais caduque et inadaptée".


Notons à ce titre l’insuffisance actuelle du traitement médiatique, qui en général ne permet malheureusement pas aux citoyens d’appréhender correctement les raisons sous-jacentes aux phénomènes météorologiques dévastateurs.


Si l’attribution (ou non) d’événements météorologiques extrêmes au changement climatique est relativement aisée, certaines conséquences du changement climatique sont plus subtiles à identifier.


Au-delà des conséquences directes en termes d'évènements météorologiques extrêmes, le changement climatique va en effet avoir de nombreuses conséquences indirectes, certainement plus impactantes que les conséquences directes mais plus insidieuses et difficiles à identifier telles quelles.

En déstabilisant les conditions d'habitabilité de nombreuses régions du monde (sécurité alimentaire, en eau, etc.), le réchauffement climatique contribue(ra) à l'émergence de troubles croissants, qu'il s'agisse de flux migratoires, désordre social, troubles politiques et guerres.


Les principales conséquences indirectes du changement climatique seront cumulatives d’autres risques non climatiques existants (instabilité sociale, géopolitique, etc.) : il sera donc complexe de remonter à la source du problème, et facile de se tromper dans le diagnostic et l'accusation, ou la hiérarchie des causes (exemple de la guerre civile en Syrie).



Ces erreurs de diagnostic et manques de clairvoyance dont nous pouvons faire preuve risquent d'induire des réponses inadaptées voire aggravantes du problème .


Cela pourrait ainsi se traduire par des choix politiques inadaptés (élections de partis conservateurs ou d'extrême droite par exemple, qui dépriorisent largement la lutte contre le changement climatique par rapport à d'autres thématiques comme la sécurité, l’immigration, l’inflation, etc.), ce qui contribuera à renforcer les conséquences du changement climatique.


La polarisation de nos sociétés risque également d'être croissante avec les conséquences du changement climatique : les personnes lucides sur le changement climatique vont être de plus en plus véhémentes et mécontentes face à l'inertie de nos sociétés, tandis que les partisans du statuquo pour qui le changement climatique est tout au plus secondaire prôneront en réaction encore plus de fermeté.


Enfin, quand bien même nous serions lucides sur les conséquences (directes et indirectes) croissantes du changement climatique, rien ne dit que nous agirons forcément davantage, tant les tentations à ne pas agir sont nombreuses (rejeter la responsabilité d'agir sur les autres, parier sur les progrès technologiques seuls, etc.).


 

Conclusion


“Que faut-il de plus pour agir?”, s’interrogeait Le Monde récemment?


N’est-ce pas là une question naïve?

Dit de manière provocante, pourquoi ferions-nous preuve de davantage d’envie d’agir et de rationalité maintenant (que nous voyons) qu’il y a dix ou vingt ans (quand nous savions déjà, mais ne voyions peut-être pas autant)?


Doit-on vraiment être surpris que nous n'agissions pas (beaucoup) plus pour le climat maintenant que nous constatons les conséquences du réchauffement climatique que nous n’agissions hier lorsque les conséquences envisagées étaient déjà très claires?


Ne serions-nous finalement pas cohérents dans notre irrationalité et cynisme-ou bien tout bonnement … bêtes?


Ma conviction est la suivante : on ne pourra que peu compter sur la perception des conséquences du changement climatique comme moteur de l’action.


Il n’y aura pas de grand soir de l’action climatique, de prise de conscience et d’élan définitifs faisant suite à un ou plusieurs événements climatiques extraordinaires.


Tout au plus constaterons-nous des pics momentanés d’actions favorables au climat faisant suite à des chocs, rapidement suivis d’un essoufflement alimenté par notre manque de clairvoyance, par les biais de la référence aux extrêmes passés et de l’amnésie écologique, ainsi que la désinformation d'acteurs malveillants.


Sommes-nous dès lors condamnés au chaos climatique?


Heureusement, non.


Mais notre salut collectif passera par la sensibilisation, la formation, notre capacité à concilier les différents enjeux sociétaux, et surtout par la détermination et le courage de personnes proactives et pionnières, lucides et désireuses d'agir, minoritaires jusqu'au franchissement de seuils et points de bascule.



 

Bonus

Mais que dit d'ailleurs le GIEC sur cette question? Facile, il suffit de poser la question à ClimateQ&A!

Les éléments de réponse vont globalement dans le sens de l'article : une perception plus aigüe des conséquences du changement climatique aide à l'action mais est variable et n’est pas suffisante par ailleurs.

  • "As climate change becomes more evident and a primary concern on the global agenda, people around the world are increasingly perceiving changing climates, regarding these changes as significant and considering climate action as a matter of high urgency 3 4 5.

  • People's general perceptions of climate risks motivate behavior change, and more proximate and personal feelings of being at risk triggered by extreme weather and climate-linked natural disasters will increase concern and willingness to act 2.

  • Personal experience with climate-linked flooding or other extreme weather events increases perceptions of risk and willingness to act when plausible mediators and moderators are considered 10.

  • However, public risk perception varies sharply on spatial and temporal scales, reflecting environmental changes, social influences, economic capacities, culture, as well as individual characteristics 5.

  • While perception and understanding of climate change can be seen as an adaptive feature, some communities do not associate their problems with the scientific concept of climate change, so discussions on whether it is human-induced and its causes or relationship with other problems can become irrelevant 6"


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