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guillaumecolin

Changement climatique et dilemme du prisonnier : est-il irrationnel de réduire ses émissions ?

Dernière mise à jour : 12 avr. 2021

De la rationalité collective à l’irrationalité individuelle ?


Au niveau collectif, c’est relativement clair et de plus en plus consensuel : il est dans l’intérêt égoïste de nos sociétés de réduire leurs émissions afin de chercher à stabiliser le réchauffement climatique, idéalement pas trop loin de 2°C.


La question de la rationalité commence à se poser lorsque l’on commence à zoomer et que l’on s’interroge sur l’intérêt d’une baisse des émissions, non plus au niveau mondial, mais au niveau d’une entité distincte du tout.


Ainsi, il est encore courant d’entendre qu’il ne serait pas rationnel pour un Etat, une région, une entreprise ou un individu de réduire ses émissions, pour lesquels la rationalité suggèrerait au contraire de ne rien faire -et de compter sur la réduction des émissions … des autres.


A grand renfort plus ou moins bancal de théorie des jeux, on prétend ainsi justifier l’inaction à l’échelle individuelle, sous prétexte que la solution dite dominante pour chaque joueur serait celle du statu quo : on parle de dilemme du prisonnier (appliqué au changement climatique) ou de tragédie des biens communs.


Cette prétendue justification de l’inaction est relativement puissante puisqu’elle met en avant des arguments issus de la théorie des jeux, et conclue à la rationalité de l’inaction individuelle.

Qui voudrait, oserait agir de manière irrationnelle ? C’est souvent compliqué socialement d’admettre avoir un comportement irrationnel : l’écolo de service, celui ou celle qui consent volontairement à réduire ses émissions, apparaît décrédibilisé, quelque peu honteux.

Ça n’est pas quelqu’un de sérieux, de raisonnable, serait-on alors tenté d’affirmer.


Cet article n’a pas pour but de balayer l’ensemble de la littérature sur le sujet de la théorie des jeux appliquée au changement climatique, mais plutôt, dans une démarche de contributeur efficace d’émissions évitées, de mettre le doigt sur ce qui me semble être le plus problématique.




 

Vous avez dit rationnel ?

La rationalité dont il est question dans cet article est entendue au sens instrumental : est rationnel, en ce sens, quelqu’un qui cherche à agir de façon à atteindre ses objectifs.


Le comportement rationnel d’un individu dépend donc de ses préférences et objectifs, dit de façon plus pompeuse, de sa fonction d’utilité dans l’univers des actions possibles.

Ainsi, il peut être rationnel pour un individu accordant une valeur importante à la biodiversité, aux générations futures ou encore aux populations les plus exposées aux conséquences du changement climatique de vouloir réduire ses émissions.


La discussion pourrait alors s’arrêter là.


Mais qu’en est-il si l’on se place dans le cadre restrictif de la théorie économique néoclassique, est-il juste de dire qu’il est rationnel pour un joueur (Homo Economicus) de ne rien faire ou de ne pas agir, i.e de ne pas réduire ses émissions ?


La pensée économique néoclassique appréhende en première approche la gestion des biens communs comme une version du jeu du dilemme du prisonnier.

Si une gestion privée n’est pas envisageable pour le bien commun (ce qui semble être le cas pour l’atmosphère -on ne peut pas découper la propriété de l’atmosphère), alors la théorie suggère que le régulateur introduise des signaux prix adéquats (i.e donner un prix aux externalités négatives) qui rendraient plus coûteuse l’exploitation du bien commun.

Autrement dit concernant le changement climatique, il est recommandé de taxer les émissions ou d’introduire un marché du carbone afin de rendre plus coûteux l’exploitation de la poubelle atmosphère.

Dans un tel cadre, il peut alors devenir rationnel pour un agent (entreprise, particulier, etc.) de réduire ses émissions si le coût pour réduire une certaine quantité d’émissions (coût à la tonne de CO2eq évitée) est inférieur au prix du carbone (€/tCO2eq).

De même, il peut être rationnel pour être une entreprise de réduire ses émissions afin de limiter son exposition aux risques de transition (réputation, marché, réglementation, etc.) liés au changement climatique.


Mais en l’absence de signaux prix et réglementations suffisants, ce qui est le largement le cas en 2021, à peu près n’importe où sur Terre-et toujours dans le cadre de la théorie néoclassique, est-il rationnel de ne pas réduire ses émissions ?


Réduire ses émissions : intuition de rationalité ou rationalisation de son irrationnalité ?


Intuitivement, quand bien même notre taux d’actualisation ne serait pas à zéro ou nous n’accorderions pas une valeur extraordinaire à l’environnement, on perçoit néanmoins un début de rationalité à l’action individuelle de réduction des émissions :

  • En effet, comment le problème du changement climatique pourrait-il être réglé ou à défaut limité si tout le monde refusait d’agir ? Notons néanmoins que cet argument relève davantage de la morale que de la logique (en lien avec la maxime d'universalité d’E Kant). D’un point de vue déontologique, il serait souhaitable d’agir : on ne peut vouloir que quelqu’un fasse ce qu’on ne veut soi-même pas faire, ici réduire ses émissions.

    • C’est un peu de cela qu’il est question lorsque l’on parle de cohérence entre actes et paroles : avoir un comportement en phase avec ce que l’on prône (la décarbonation) est gage de crédibilité auprès des autres.

  • Par mimétisme, on peut penser que d'autres êtres humains seront amenés à agir de même.

    • Si l'on montre que l'on peut vivre bas-carbone de manière décente et prospère, il est probable que cela motivera d'autres à en faire de même (notion d'exemple et d'influence envers les autres). On peut imaginer un lien causal (même limité) entre mon action et celle des autres, et une propagation de proche en proche de comportements bas-carbone.

Nous le verrons, certaines de ces intuitions sont fondées et conduisent précisément à montrer les limites de l’approche standard de la tragédie des biens communs.


 

Les différentes théories de la décision (évidentielle et causale) au secours de la réduction des émissions


Même si on considère le jeu de la lutte contre le changement climatique (au sens de la théorie des jeux, hein) comme non répété (par exemple, en supposant, que noyé dans la masse, notre action ne peut avoir d’influence sur celle des autres), la rationalité de l’action de réduction peut être justifiée en se référant à la théorie de la décision évidentielle.


Hein ?


Comme illustré dans une vidéo récente du fantastique Youtubeur philosophe Thibaut Giraud, agir contre le changement climatique, i.e réduire ses émissions (ou coopérer dans le jeu du dilemme du prisonnier) augmente la probabilité épistémique que d’autres personnes en fassent de même (ce qui nous rapproche de points de bascule sociaux), sachant que l’on a soi-même agi.


Et il ne s’agit pas ici de lien causal entre notre action et celle des autres, mais bien d’une évolution de la probabilité traduisant notre niveau de confiance en l’action d’autrui (liée au fait qu'il est plus probable que deux individus aient le même comportement plutôt que des comportements opposés).


Dès lors, l’espérance probabilisée de mon utilité se trouve augmentée par cette hausse de la probabilité que d’autres coopèrent (sachant que j’ai coopéré) : au sens de la théorie de la décision évidentielle, la coopération peut donc être dans notre intérêt individuel et ainsi être qualifiée de rationnelle.


Cet argument, s’il est joliment défendu et présenté dans la vidéo de Thibaut Giraud/Monsieur Phi à laquelle je fais référence, peut néanmoins sembler déroutant et peiner à convaincre pour qui est davantage sensible à la théorie de la décision causale.


Il est alors intéressant de noter que le jeu de la lutte contre le changement climatique peut tout à fait s’envisager comme un jeu répété (et non non-répété comme nous l’avions supposé de manière probablement un peu trop restrictive).


En effet, le dilemme de réduire ou non ses émissions ne se pose pas de manière singulière (à un seul instant donné) mais bien davantage en continu tout au long de notre vie et des choix que l’on est amené à prendre, et qui dépendent au moins pour partie des résultats des séquences de jeu passées.

Nous sommes probablement nombreux à avoir constaté en pratique l’influence que nos choix pouvaient avoir sur d’autres personnes (souvent nos proches), et le fait que la coopération pouvait se diffuser et s’étendre à des cercles de joueurs de plus en plus grands, de manière causale.


La théorie de la décision causale valide donc en un sens la rationalité de notre intuition sur le rôle du mimétisme et de l’influence sociale évoqué plus haut.


 

La sous-estimation du coût de l’exploitation de l'atmosphère


Les arguments de la section précédente sont d’ordre logico-philosophique (relatifs aux théories de la décision).


Les arguments de cette section ont cette fois-ci trait aux caractéristiques mêmes du jeu et aux valeurs de gains/pertes associées aux différentes actions.


Comme on l’a dit, lorsque l’on représente la lutte contre le changement climatique (ou le dilemme exploitation/préservation de n’importe quel bien commun en général) comme une version du dilemme du prisonnier multi-agents, le fait que l’exploitation individuelle du bien commun soit une stratégie dominante n’est généralement pas le résultat d’une analyse du jeu, mais plutôt … une hypothèse du jeu.


Ainsi, généralement, on suppose (par construction du jeu donc) que l’exploitation (ou trahison) est toujours plus intéressante que la coopération : il s’agit d’un choix arbitraire (parmi d’autres) de présentation des différentes actions qui s’offrent aux joueurs ; et s’il on en conclue que l’exploitation est une stratégie dominante, c’est bien sans surprise parce que le jeu a été construit comme tel (et pour aucune autre raison).




Figure 1: extrait vidéo Monsieur Phi à 6:15 : l’exploitation du bien commun (en rouge) est toujours plus intéressante que sa préservation (en vert)


Est-il donc raisonnable d’affirmer l’hypothèse qu’exploiter est toujours plus intéressant que coopérer, à titre individuel ?


Pour rappel, pour que la stratégie d’exploitation du bien commun soit une stratégie dite dominante, il faudrait qu’exploiter soit systématiquement plus intéressant (en terme d’utilité) pour le joueur, quelle que soit la stratégie jouée par le joueur adverse (exploiter le bien commun ou le préserver-i.e agir, réduire ses émissions).


Il suffit donc de trouver un contre-exemple de cas où l’action individuelle de réduction des émissions conduit à des gains plus élevés que celle de non-réduction pour pouvoir affirmer que l’action d’exploitation n’est pas une stratégie dominante.


Considérons le cas où tout le monde exploite le bien commun, c’est-à-dire ne cherche nullement à réduire ses émissions de CO2.


La conséquence pratique, dans le monde réel, en est alors une variation de l’ordre de quelques degrés de la température moyenne sur Terre d’ici la fin du siècle, ce qui est équivalent à un changement d’ère climatique : durant la dernière ère glaciaire, la température moyenne était de l’ordre de 4°C plus basse qu’avant l’ère préindustrielle.

Un changement aussi massif et brutal est tel que l’on peut argumenter qu’il n’est pas possible de donner une borne supérieure aux dommages associés à un tel changement : ces dommages sont donc en un sens infinis.


La représentation standard de la barre des « gains » d’un scénario d’exploitation universelle du bien commun n’est donc pas une barre positive même relativement peu élevée (comme c’est le cas dans le schéma ci-dessus) mais bien une barre très largement négative (et ce indépendamment de la valeur de son taux d’actualisation, tant qu’il n’est pas infini -ça n’est donc pas tant une question d’importance accordée au long-terme).






Le fait de coopérer permet de se donner une chance de résoudre le problème, et d’éviter une perte (individuelle, c’est toujours de ça dont il est question ici) aussi importante que celle qui surviendrait si tout le monde exploitait le bien commun.


L’intérêt de la coopération peut être formalisé mathématiquement :

  • Le coût de la coopération pour un individu est le produit du coût moyen pondéré à la tonne de CO2 évitée par le volume d’émissions réduites

  • Le gain correspond aux dommages évités par une action individuelle : si ces dommages tendent de manière exponentielle vers l’infini avec les émissions de CO2, alors nécessairement une action individuelle, non infinitésimale, aura un gain supérieur au coût. C’est un peu le sens de la maxime répétée par V. Masson-Delmotte : « chaque demi-degré compte, chaque année compte, chaque choix compte, etc. ». : on pourrait rajouter que chaque x-ième de degré évité par une action individuelle compte.


 

Conclusion


Il ne faudrait pas nier la difficulté à motiver des actions individuelles et la tentation que chacun d’entre nous pouvons avoir de faire porter le fardeau de la réduction aux autres.


Gérer des communs est ainsi complexe et en ne regardant pas beaucoup plus loin que le bout de son nez on peut être tenté d’y voir un conflit rédhibitoire entre intérêt collectif (la sauvegarde du bien commun) et individuel (l’exploitation égoïste du bien commun).


Néanmoins, on l’a vu, la justification théorique de la rationalité de l’exploitation individuelle de l’atmosphère ne tient pas.

Même si l'on se place dans un cadre très restrictif tel que celui de la théorie des jeux et de la maximisation de son utilité, il peut ne pas être irrationnel pour Homo Economicus de chercher à réduire ses émissions.


Il serait donc grand temps de cesser d’utiliser à tort et à travers dans le débat public les expressions dilemme du prisonnier et tragédie des biens communs pour prétendre justifier des comportements prédateurs.


Si nous n‘agissons pas (suffisamment et en moyenne) à l’échelle individuelle, c’est bien plus souvent par irrationnalité précisément, et par cupidité, paresse, ignorance, biais cognitifs, construction sociale et pour tout un tas d’autres raisons … que par rationalité !


Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur la manière de gérer des biens communs de telle sorte à éviter la surexploitation.


On pourrait notamment parler des fameuses propositions d’E. Ostrom visant à une gestion locale faite de normes sociales et d’arrangements institutionnels.


On pourrait également parler d’autres façons d’envisager une résolution du dilemme du prisonnier : comme déjà évoqué partiellement à d’autres moments sur ce blog, pratiquer le name & shame pour dénoncer les comportements contribuant à accroître le changement climatique (et symétriquement le name & fame pour valoriser les comportements désirés) est une approche pertinente en théorie des jeux. Dit autrement, faire de la lutte contre le changement climatique une norme sociale est probablement un moyen d’action efficace.


J'imagine que beaucoup d'entre nous étaient déjà convaincus qu'agir, "faire sa part" pouvait se justifier et être dans son propre intérêt.


J’espère que cet article vous en aura encore davantage convaincu et vous aura apporté de nouveaux arguments en faveur de l’action de lutte contre le changement climatique.

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