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  • guillaumecolin

Le conséquentialisme en vogue?

Dernière mise à jour : 22 sept. 2022


 

Le conséquentialisme aurait-il le vent en poupe?


Cette philosophie morale, qui consiste à prendre des décisions sur la base des conséquences attendues plutôt que de principes fixes, pourrait-elle jouer un rôle déterminant dans la lutte contre le changement climatique?


Appliqué au carbone et à l’objectif global de baisse de 5% par an des émissions mondiales, ce dilemme éthico-mathématique pourrait se résumer ainsi : doit-on attendre de chaque entreprise qu’elle baisse ses émissions de 5% par an (approche déontologique) ou doit-on plutôt juger les entreprises à l’aune de la variation des émissions réelles (à la hausse ou à la baisse) causée par leur activité (approche conséquentialiste)?



 

Si l’approche conséquentielle est déjà bien présente dans certains pans de la mesure d’impact environnemental (de produits notamment, l’ACV conséquentielle étant établie depuis de nombreuses années), sa diffusion plus large, notamment à l’échelle du pilotage de trajectoire d’émissions d’entreprises, est encore très modeste.


En particulier, la comptabilité carbone d’entreprise et les méthodologies de fixation d’objectifs de réduction des émissions par entreprise reposent sur des cadres largement attributionnels (en opposition à des cadres conséquentialistes).


On peut néanmoins percevoir quelques signaux faibles récents en faveur de plus de conséquentialisme, parmi lesquels :

  • Le “buzz” du concept d’ombre climatique (empruntant certains éléments de la pensée conséquentielle -reste à comprendre que ce qui doit baisser n’est pas l’ombre en tant que telle mais les émissions du scénario contrefactuel)

  • La critique récurrente des émissions financées comme étant le bon indicateur de pilotage carbone d’investisseurs, car ne traduisant pas l'impact réel d'un investisseur sur les émissions mondiales (les émissions financées s’inscrivant dans un cadre purement attributionnel et non conséquentiel, i.e de mesure d’impact),

  • Des développements méthodologiques sur la mesure d’émissions évitées par des entreprises (par exemple, le pilier B de la NZI).

  • Des débats sur la comptabilité conséquentialiste des émissions liées à la consommation d’électricité.


Plusieurs points relatifs à cette poussée conséquentialiste sont à noter :

  • Premièrement, elle n’est pas systématiquement perçue comme telle. Ou dit autrement, si l’on parle explicitement de conséquentialisme dans cet article … ce n’est pas forcément le cas des personnes évoquant les différents concepts mentionnés ci-dessus (notamment pour les deux premiers). Ce n’est pas nécessairement embêtant, sauf si ce flou conduit à mélanger des approches incompatibles entre elles (et c’est malheureusement généralement le cas, cf le point ci-dessous). Brander et Ascui appellent à ce titre à être plus explicites dans la distinction entre approche attributionnelle et conséquentielle.

  • Deuxièmement, ces différents éléments conséquentialistes s’ajoutent généralement et se développent en complément (et non en remplacement) des approches attributionnelles existantes. Pour reprendre l’un des exemples mentionnés ci-dessus, compter les émissions évitées d’une entreprise (ce qui est purement conséquentialiste) se fait généralement en parallèle de la comptabilité des émissions attribuées à cette même entreprise (scopes 1 à 3), mais n’a pas remplacé cette dernière (on compte donc maintenant deux métriques plutôt qu’une, les deux cadres coexistant). Or comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises et comme on le verra ci-dessous, superposer des cadres attributionnels et conséquentialistes pose plusieurs problèmes rédhibitoires (et empêche généralement de pouvoir conclure quoi que ce soit de pertinent : il faut choisir l’une ou l’autre des approches).


Autre signal faible que je trouve intéressant : j’ai eu le plaisir d’échanger fin Juillet avec César Dugast (Carbone 4) au sujet de la Net Zero Initiative (NZI), et des points de convergence et divergences avec une approche 100% conséquentialiste (telle que celle que je propose).

Échange très intéressant dont je vous propose une synthèse (personnelle) ci-dessous :

  • Convergences entre les approches sur les limites de l’initiative SBT, qui ne permet notamment pas de valoriser les entreprises contribuant à la transition bas-carbone.

  • Divergences sur les solutions méthodologiques apportées pour répondre aux limites de SBT.

    • NZI propose d’introduire un second pilier (le pilier B, conséquentialiste par nature) et donc de comptabiliser les émissions évitées d’une entreprise (ce ne sont pas les seuls à le proposer, mais ce sont probablement ceux qui sont allés le plus loin dans cette direction), voire plus récemment d’évaluer un autre indicateur nommé SCAP.

    • De mon côté, je considère que l’approche SBT nous conduit dans une impasse (plus précisément on a affaire à un triangle d’impossibilité qui nous conduit à devoir sacrifier de façon non souhaitable au choix l’efficacité économique de la transition ou le respect des budgets carbone), et que compter les émissions évitées est une rustine qui ne permet pas de répondre au problème. La solution que je propose est d’adopter un unique cadre conséquentialiste en fusionnant les 2 piliers de la NZI; l’avantage principal est qu’on a une théorie unifiée permettant de dire si une entreprise est alignée avec l’objectif de baisse en absolu des émissions de 5% par an.


Une distinction de la stratégie climat d’entreprise en deux piliers, l’un reposant sur un cadre attributionnel (le pilier A) et l’autre sur un cadre conséquentialiste (le pilier B) ne peut à mon sens pas fonctionner d’un point de vue théorique.

Pour répondre à ces limites, il faut changer de paradigme (il n’y a pas d’alternative théorique) et adopter un unique cadre conséquentialiste.

Dans un tel cadre, on prend acte du fait que le bon indicateur qui doit baisser en valeur absolue de X% par an pour une entreprise n’est pas les émissions attribuées en année N-1, mais les émissions d’un scénario de référence contrefactuel mouvant dans le temps (dit situation précédente en année N-1), dont une formalisation théorique est la suivante.



 

SBT, NZI et conséquentialisme


Voici comment j’ai essayé à travers un exemple très simplifié de présenter les différences entre cadres existants (SBT, NZI) et approche 100% conséquentialiste.


Données du problème


Soit une économie stable avec seulement 2 produits, des steaks et des carottes,

commercialisés par 2 entreprises différentes.


L’intensité carbone monétaire (kgCO2eq/k€) de l’entreprise qui vend des carottes est 2 fois plus basse que celle qui vend des steaks (I_carotte = 50% * I_steak).


Ces 2 entreprises ne voient pas leur intensité carbone évoluer entre l’année 1 et 2.

Les steaks (resp. carottes) représentent 75% (resp. 25%) du marché en année 1, et 50% (resp. 50%) en année 2.


Autrement dit, l’entreprise la moins carbonée (celle qui vend des carottes) a pris des parts de marché en année 2 à l’entreprise plus carbonée (celle qui vend des steaks), dans une économie stable économiquement (ni croissance ni décroissance).


Objectif global


On cherche à ce que les émissions mondiales baissent de 5% par an (version simplifiée des accords de Paris).


Question


Que dire des entreprises A et B d’un point de vue climat?

Ont-elles “bien” agi?

Ont-elles eu une activité compatible avec l’objectif global?


Avant d’essayer de répondre à cette question relativement simple suivant différents cadres de pensée, j’invite les quelques personnes lisant cet article à tenter d’y répondre : que diriez-vous? Ces 2 entreprises ont-elles bien agi?



 

Réponse à la question dans le cadre SBT

L’entreprise qui vend des steaks serait alignée SBT, mais celle qui vend des carottes non (au niveau global, l’évolution des émissions serait conforme aux accords de Paris).

SBT conclut donc que l’entreprise qui a vendu plus de produits bas-carbone (les carottes ici), ou autrement dit offert les substituts ayant permis la décarbonation de l’économie, n’est … pas alignée avec les accords de Paris.



Réponse à la question dans le cadre NZI

NZI n’apporterait à mon sens pas de réponse différente, étant donné que leur pilier A repose entièrement sur SBT.

NZI propose en revanche de compter les émissions évitées par entreprise (si elles existent). J’ai donc indiqué dans le tableau ci-dessous l’évolution des émissions évitées pour l’entreprise qui en a dans cet exemple (celle qui vend des carottes).



A la question initiale que nous nous sommes posés (i.e comment savoir si une entreprise a un comportement compatible avec la baisse des émissions mondiales de 5% par an), la proposition méthodologique de NZI de comptabiliser les émissions évitées par entreprise (pilier B) n’est d’aucune aide.

La seule manière pour la NZI (et pour SBT aussi en fait) de contourner le problème pour y apporter une réponse jugée a priori plus satisfaisante (et il s’agit bien d’un contournement, ou d’une “arnaque” comme dirait ma prof de maths en prépa) consisterait à déclarer la carotte comme un produit “vert” contribuant de facto à la décarbonation de l’économie, et donc de conclure que l’entreprise qui les commercialise est elle-même automatiquement alignée avec les accords de Paris (indépendamment d'éléments chiffrés sur l’évolution des émissions).

Nous re-discuterons ci-dessous des limites liées à l’introduction d’une telle taxonomie.


Réponse à la question dans un cadre 100% conséquentialiste

Il y a plusieurs cadres conséquentialistes possibles, suivant la manière dont on décide de modéliser les émissions des situations précédentes de chaque entreprise.


Une première approche possible consiste à allouer 100% du bénéfice de la substitution (du produit plus carboné -ici le steak- par le produit moins carboné -ici la carotte) à l’entreprise qui substitue.

Avec ce choix de modélisation, la réponse à la question est alors la suivante. L’entreprise qui vend des carottes est alignée avec l’objectif des accords de Paris, car les émissions de sa situation précédente ont baissé de plus de 5%.

Ce n'est en revanche pas le cas de l’entreprise qui vend des steaks.

Autrement dit, la conclusion est opposée à celle de SBT et NZI.


Si l’on change de choix de modélisation, en décidant par exemple de partager (à 50/50) le bénéfice lié à la substitution (d’une partie des steaks par des carottes) à l’entreprise qui substitue et à celle qui est substituée, alors les résultats sont les suivants.

Chaque entreprise est alignée avec les accords de Paris.




Ce qui précède peut être généralisé au cas plus général d’une économie multi-secteurs d’activité.




 

Rappel sur l’incompatibilité théorique des piliers A et B de la NZI


NZI propose de diviser l’engagement climat d’une entreprise en 3 briques :

  • un pilier A qui correspond aux émissions dites “induites” (ou scopes 1 à 3)- qui doivent baisser dans le temps,

  • un pilier B qui correspond aux émissions dites “évitées” (“réduites” ou de “moindre augmentation”)-qui doivent augmenter dans le temps,

  • et un pilier C -émissions dites “négatives”- qui doit également augmenter dans le temps.


Sur la baisse du pilier A, NZI se réfère entièrement à l’initiative SBT, tandis que sur le pilier B, à ce stade, NZI précise des règles de calcul mais ne dit pour le moment pas les cibles qui devraient être visées par les entreprises.


On a déjà montré dans cet article l'incompatibilité théorique des 2 piliers A et B, mais réinsistons une nouvelle fois dessus.


Les émissions dites induites du pilier A sont égales au produit de l’activité de l’entreprise (A) par son intensité carbone de l’entreprise (I) : pilier A = I * A.


Pour simplifier, les émissions évitées du pilier B sont égales à la différence entre les émissions d’un scénario de référence et les émissions induites de l’entreprise (au moins dans le cas de la vente d’un produit fini -par exemple une pompe à chaleur), où les émissions du scénario de référence sont égales au produit de l’intensité carbone du scénario de référence par l’activité de l’entreprise, soit (1+X%) * I * A, où X>0 (on parle d’émissions évitées ici donc X>0).


Autrement dit, pilier B = X% * I * A.


Vous avez bien lu : les émissions évitées (que l’on cherche à augmenter) sont dans ce cas proportionnelles aux émissions induites (que l’on cherche à baisser, en absolu ou en intensité -on reviendra là aussi sur l’autre “arnaque” de la baisse en intensité).


On voit donc bien la contradiction à vouloir simultanément que le pilier A baisse en absolu et que le pilier B augmente en absolu, et l’incompatibilité de tels objectifs combinés (d’autant plus si l’on suppose X constant dans le temps, i.e que l’entreprise et son secteur d’activité se décarbonent au même rythme).


Soit dit en passant, ce qui précède permet également de mieux comprendre pourquoi cela n’a pas de sens de vouloir comparer les émissions évitées aux émissions induites.

En effet, les émissions évitées sont déjà calculées par différence avec les émissions induites, où autrement dit, émissions induites - émissions évitées = 2 * émissions induites - émissions du scénario de référence, ce qui n’a aucun sens.


Compter les émissions évitées d’une entreprise, fine, mais cela ne nous permet en rien de conclure sur l’alignement d’une entreprise avec les accords de Paris (et les objectifs de baisse des émissions de 5% par an).


 

Le double aveu d’échec méthodologique : proposer des baisses en intensité et introduire une taxonomie d’activités vertes


Si ce qui précède porte à mon sens donc un coup très dur à la double comptabilité émissions dites induites et évitées, on pourrait répondre que les objectifs sur le pilier A ne sont pas nécessairement de type réduction des émissions en valeur absolue (l’initiative SBT à laquelle se raccroche NZI sur le pilier A propose bien des contractions de l’intensité économique -GEVA ou des convergences d’intensités physiques sectorielles -SDA).


Mais ces possibilités, si elles sont meilleures en termes d’efficacité économique (notamment pour les objectifs de convergence d’intensité physique), posent d’autres problèmes rédhibitoires, là-aussi illustrés plus en détails par le triangle d’impossibilité vers lequel je renvoie à nouveau (notamment, le respect des budgets carbone mondiaux ne peut pas être garanti ex-post lorsque l’on fixe des objectifs en intensité aux acteurs microéconomiques).


Qu’une entreprise qui a des émissions évitées puisse (doive?) se donner des objectifs de réduction en intensité (économique ou physique) et plutôt qu’en absolu soulève plusieurs problèmes, et ce tour de passe-passe est tout sauf anodin :

  • Pourquoi un tel objectif portant sur l’intensité carbone serait pertinent (les émissions mondiales doivent baisser de manière absolue, n’est-ce pas?)? A mon sens, si l’on peut en venir à proposer de tels objectifs (en intensité), ça n’est pas tant parce qu’ils seraient pertinents, mais plutôt parce que l’on pense devoir proposer un objectif portant sur les émissions attribuées (idéalement les émissions absolues, à défaut en intensité) pour des entreprises dont on jugerait qu'il n'est pas indispensable qu'elles baissent leurs émissions en absolue. Il s’agit d’objectifs purement déontologiques qui ne peuvent se justifier que parce que “chacun devrait faire sa part” (y compris ceux dont l’activité contribue à réduire les émissions mondiales), et non à des fins de respect des budgets carbone globaux.

  • Comment distingue-t-on les entreprises qui devraient baisser les émissions en absolu de celles qui devraient les baisser en intensité? Notons au passage que ni SBT ni NZI ne répondent à cette question : finalement dans ces cadres, n'importe quelle entreprise peut se donner un objectif de réduction de ses émissions en intensité. Mais en fait là aussi, la théorie standard est incapable de statuer, si ce n’est en introduisant une taxonomie (d’activités) qui pose là aussi de nouveaux problèmes rédhibitoires déjà évoqués (cf la fin de cet article).

Attardons-nous à nouveau sur les problèmes que pose l'introduction d'une taxonomie verte :

  • Une telle taxonomie est envisageable pour quelques produits (la carotte dans l’exemple ci-dessus), mais tout de suite plus compliqué et même inenvisageable en pratique quand regarde une économie dans son ensemble (peut-on dire que telle chaussette ou tel slip est vert)?

Devrait-on (et serait-il possible) de passer en revue l’ensemble des millions de familles de produits ou services existants? Est-ce possible pour chacune de ces familles de dire ce qui est vert ou ne l’est pas?

  • Une taxonomie ne peut pas garantir le respect des budgets carbone : une entreprise qui vend des produits verts peut croître indéfiniment? on se fiche de l’évolution de ses propres émissions? Quid si malgré le déploiement des activités vertes l'économie continue à croître à un rythme qui ne permette pas la baisse suffisante des émissions mondiales?

  • Il s'agit d'une vision binaire (activités vertes et non vertes) qui induit une grande perte d’efficacité économique.

  • On décrète qu’un produit ou service est vert à un instant T, mais qu’est-ce qui nous garantit qu’il le sera encore à T+x, ou qu’il n’y aura pas d’alternatives plus vertes à cet instant?


 

Conclusion


Ainsi, si j'étais Carbone 4 ou une autre entité disposant de ressources similaires, voici ce que je ferais :

  1. Prendre acte des limites de l’approche actuelle par piliers séparés (baisse émissions induites, hausse des émissions évitées).

  2. Réorienter la recherche et les développements méthodologiques dans cette direction (conséquentialiste). Les sujets à creuser sont en effet nombreux : quelle modélisation de la situation précédente? Comment définir les secteurs de comparaison? quels choix de modélisation? Comment faire dans le cas d’une vente en B2B? ...

  3. Allouer des ressources (économiques, humaines, etc.) pour de plus amples investigations dans cette direction. Par exemple, investir dans des thèses / sujets de recherche : à la croisée de la modélisation économique et des sciences du climat / gestion des budgets carbone; poursuivre et capitaliser sur les travaux existants et faire le pont avec les ACV conséquentielles.



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