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guillaumecolin

Bilan carbone : réhabiliter la comparaison

Dernière mise à jour : 23 déc. 2022


 

Introduction


“Est-ce que j’émets plus ou moins que mon concurrent?”

C’est presque un réflexe pavlovien, et bien souvent la première question que se posent la plupart des entreprises à peine leurs émissions connues (et généralement avant même de réfléchir à ce qu’il faudrait faire pour les réduire) : elles souhaitent pouvoir se positionner par rapport à leurs pairs (disposer d’un benchmark), savoir si elles sont plus ou moins émettrices que d’autres acteurs du même secteur d’activité ou de l’économie en général.


S’il pourrait être intéressant de s’interroger sur les raisons de cette attirance irrésistible pour la comparaison (volonté de se rassurer? de justifier son inaction? de blâmer pire que soi? simplement de s’informer? …), nous allons dans cet article plutôt nous intéresser aux réponses pouvant être apportées à la question de départ.


Car aussi prévisible et stéréotypée que cette question est … la réponse apportée par le ou la Comptable du carbone* (avec un grand C, un peu comme l'Économiste d’Antonin Pottier avec un grand E, sorte de caricature de sa profession), qui accompagne l’entreprise dans la mesure de ses émissions.


*par Comptable du carbone, je ne désigne ici pas tant un personnage fictif qu’une attitude stéréotypée que certains acteurs de la comptabilité carbone, moi compris, pouvons parfois adopter.


Quelle est donc cette réponse?


“On compte les émissions pour les réduire, pas pour pouvoir se comparer”.

Ou encore :

“Un bilan carbone n’est pas fait pour être comparé”.

Notons déjà que cette affirmation traduit une prudence légitime du Comptable : le désir de se comparer et de se positionner par rapport à ses concurrents ne doit pas se substituer aux exigences de décarbonation des entreprises.


La comptabilité carbone d’entreprise ne serait ainsi pas faite pour se comparer, mais plutôt ou exclusivement (et c’est là que le bât blesse) un exercice d’introspection visant à la décarbonation de sa propre entité.


La finalité numéro une pour une entreprise ne doit pas être de se comparer, mais de s’engager dans une trajectoire de décarbonation.

A cela il n’y a pas grand chose à redire (il y a en revanche beaucoup à dire sur ce qu’est une bonne trajectoire de décarbonation, ce à quoi le Comptable n' accorde que trop peu d’intérêt à mon goût).


Car cette réponse du Comptable ne dit pas que ça mais aussi autre chose, généralement reçu de manière perplexe par l’entreprise demandeuse de comparaisons.

Puisqu'au-delà de rappeler la primauté de l’enjeu de décarbonation, que l’entreprise peut généralement entendre, la réponse du Comptable conclut aussi de fait à l’impossibilité pratique et/ou théorique (ça dépend des interprétations et de l’humeur du Comptable) de se comparer.

Circulez il n’y a rien à voir, en gros (ou dit de manière non avouée, je -le ou la Comptable- suis dans l’incapacité de vous faire voir quoi que ce soit).


Dans cet article, nous verrons dans un premier temps pourquoi la comparaison est tout à la fois légitime et indispensable à la décarbonation de nos sociétés, puis dans un second temps ce qui peut être comparé.



 

Pourquoi se comparer est légitime et nécessaire


Comparer pour se décarboner


Le besoin de comparaison n’est pas anodin : il découle de l’approche retenue par nos sociétés pour traiter du problème du changement climatique, et plus précisément de la nécessité de disposer d’informations carbone à même de pouvoir satisfaire nos engagements de décarbonation.


Pourquoi cela?

Faisons un rapide retour en arrière pour expliquer l’approche de résolution du problème que nous avons choisie (et dont j’ai déjà parlé au début de cet article).


Il s’agit d’une approche que l’on pourrait qualifier d’hybride entre une approche descendante de régulation par les prix et une approche remontante faite d’engagements volontaires de décarbonation des organisations :

  • L’approche par les prix (scénario d’ailleurs prisé par l'Économiste) consiste à donner un prix au carbone (taxe ou marché) : cette approche est actuellement pour partie mise en oeuvre par nos sociétés (il y a des marchés et des taxes carbone qui coexistent et couvrent tout ou partie des émissions), mais pour des raisons qu’on n’évoquera pas ici n’est pas suffisante pour parvenir à nos objectifs de décarbonation (les Accords de Paris).

  • L’approche par les engagements de décarbonation (objectifs SBT des entreprises, SNBC, engagements de réduction des collectivités, villes, etc.) : un certain nombre d’acteurs se sont fixé des objectifs chiffrés de réduction de leurs émissions.


Si seule l’approche de régulation par les prix avait été retenue, alors en effet il ne serait pas nécessaire de comparer les émissions d’entreprises entre elles : toute l’information (relative au carbone) serait contenue dans les prix (l’externalité carbone serait internalisée), et alors les acteurs pourraient continuer d’arbitrer leurs décisions sur la seule base des différences de prix, sans se soucier nullement des émissions des uns et des autres!

Pas besoin de comparer les émissions des uns et des autres, il suffit de continuer à comparer les prix.


Or, on l’a dit, tel n’est pas le cas : toute l’information carbone n’est pas contenue dans les prix, et doit donc être trouvée … ailleurs, pour permettre aux différents acteurs s’étant donnés des engagements de décarbonation de les atteindre.


Ainsi, le besoin d’information ne vise pas simplement à satisfaire une envie malsaine de se comparer, il s’agit en fait d’un élément indispensable à la réduction des émissions, i.e à la décarbonation de nos sociétés.


Il y a donc une contradiction fondamentale dans la réponse introductive du Comptable du carbone, contradiction qu’il perçoit d’ailleurs pour partie et qui peut générer un malaise lors d’échanges avec des entreprises qui ne se satisfont pas de réponses convenues.


Car si l’on compte pour agir (ce que certains définissent souvent comme étant l’un des objectifs de la comptabilité carbone), comment agir si l’on ne peut pas comparer des produits ou des fournisseurs entre eux, et arbitrer en fonction de leur impact carbone? Comment mettre en œuvre une politique d’achats responsables si l’on ne peut pas savoir lequel des fournisseurs est le moins carboné?


La comptabilité carbone doit donc pouvoir informer l’ensemble des parties prenantes et permettre aux investisseurs, clients, consommateurs finaux, fournisseurs de faire les choix les moins carbonés.

Sinon, à quoi sert-elle, pourrait-on dire?


A ce stade, le Comptable pourrait rétorquer que les comparaisons entre produits sont tolérées, et que seules les comparaisons entre entreprises sont problématiques.


Cette réponse ne me semble pas être tenable : il y a en effet une très grande symétrie entre comptabilité carbone des produits et des entreprises (la seconde n’étant rien de plus que la vision en volume de la première); donc dire que l’on tolère l’un mais pas l’autre est contradictoire : si l’on accepte la comparaison entre produits, alors par extension on doit accepter celle entre entreprises.


D’ailleurs, le fait de pouvoir comparer l’impact carbone (ou environnemental de manière plus générale) de produits entre eux est parfois également critiqué!

Un exemple récent et assez révélateur est le cas des données d’impact environnemental du secteur de la construction, regroupées dans la base dite INIES.

Les industriels se sont opposés (avant d’être finalement désavoués) au fait de pouvoir comparer des produits entre eux, … avec des arguments qui pourraient rappeler ceux du Comptable.

De manière étonnante, les postures du Comptable et de l’industriel refusant la comparaison se rejoignent ainsi toutes deux en ce qu’elles constituent des discours favorisant l’inaction climatique.


Similairement, le Comptable est généralement plus enclin à tolérer la comparaison de données secondaires ou génériques par catégorie de produit (par exemple dire que le bois est moins émissif que le béton) à celle de données spécifiques (dire que le béton de l’entreprise A est moins émissif que le même béton fabriqué par B).

Mais pour les mêmes raisons qu’évoquées ci-dessus, tolérer l’un mais pas l’autre est contradictoire.


Le Comptable sera alors tenté d’invoquer les divergences de comptabilité carbone entre acteurs et entreprises pour justifier l’impossibilité pratique à se comparer.


Mais si la réduction des biais méthodologiques et du bruit statistique est en effet un prérequis à la possibilité de se comparer avec rigueur, elle ne doit pas devenir un prétexte à l’incomparabilité et masquer les tentatives de rationalisation du Comptable.


Comparer pour ajuster sa trajectoire de décarbonation


La comparaison est aussi importante pour pouvoir ajuster les trajectoires de décarbonation, que l’on soit dans un cadre attributionnel de la réduction (i.e un cadre tel que l’entreprise doit chercher à réduire les émissions qui lui sont attribuées, type SBT), ou d’autant plus dans un cadre conséquentialiste (dans lequel ce qui compte est de baisser son impact carbone).


En effet, comme les émissions au niveau mondial doivent baisser d’environ 5% par an, alors une première approche consiste à dire que chaque entité doit baisser ses émissions d’environ 5% par an (c’est l’approche en contraction absolue de SBT).

Si l’on veut faire un peu moins bête et méchant (tout en restant dans un cadre attributionnel), alors on peut envisager des trajectoires de convergence en intensité (c’est les approches sectorielles de SBT).

Par définition, ces trajectoires nécessitent de pouvoir comparer l’intensité carbone d’une entreprise à celle de son secteur (et donc de ses pairs) : la comparaison est un pilier essentiel des approches de convergence en intensité.


Si l’on veut faire encore mieux que l’approche de convergence en intensité (qui se heurte à un certain nombre de problèmes), et s’inscrire dans un cadre conséquentialiste de la réduction des émissions des entreprises (ce qui est à mon sens souhaitable), alors la comparaison prend une place encore plus centrale.


Cela peut se comprendre de manière intuitive : si l’on veut faire un peu plus fin que l’approche on ne peut plus simpliste consistant à dire que tout le monde doit réduire d’un même pourcentage ses émissions (ce que proposent les approches de contraction en intensité ou absolu de SBT), alors il faut pouvoir comparer les entreprises entre elles, savoir lesquelles sont les plus émissives et doivent donc réduire le plus, lesquelles sont moins émissives et doivent donc moins réduire, lesquelles contribuent à la transition et peuvent donc même croître, etc.


S’interdire à comparer, c’est se contraindre à une résolution du problème très largement injuste et inefficace économiquement.


 

Quoi comparer et comment?


Une fois que l’on prend acte de la nécessité de pouvoir se comparer, il convient de disposer d’un cadre de comparaison pertinent et de définir les conditions à respecter pour qu’une comparaison soit faisable.


L’objectif de ce qui suit n’est pas de rentrer dans le détail, mais plutôt de mettre en lumière quelques points saillants.


Quels sont les critères à respecter?

  • Comparer à iso-méthodes et règles de calcul

    • En pratique, les principales méthodes de comptabilité carbone d’entreprises (GHG Protocol, Bilan Carbone®, ISO) sont très proches (de l’aveu même du Comptable), donc dans la majorité des cas des comparaisons suivant l’une ou l’autre de ces normes n’induisent que des biais limités et non préjudiciables.

    • L’enjeu est donc plus d’ordre pratico-pratique, et de s’assurer que tous les acteurs de la comptabilité carbone appliquent ces normes et convergent vers des façons de faire communes.

  • Comparer à périmètre équivalent

    • Cela voudra souvent dire de comparer des intensités carbone (par € ou unité fonctionnelle) plutôt que des émissions en absolu.

    • On a également besoin d'avoir une symétrie de périmètre entre émissions et équivalent monétaire, ou de comparer des unités fonctionnelles similaires.

  • Comparer de manière conséquentialiste en intégrant l’ensemble des effets de bord et rebond, ainsi que les conséquences sur le système d’une activité ou entreprise.

    • Cela implique notamment de privilégier des comparaisons d'intensité économique à des intensités physique (pour pouvoir modéliser des effets rebond potentiellement significatifs, comme en témoignent les exemples de Vinted ou Blablacar)


Sur la base de ce qui précède, voici à mon sens ce qui peut (et même doit) être comparé à l’échelle d’une entreprise :

  • Intensité carbone monétaire scopes 1 à 3 amont (kgCO2eq/k€ de chiffre d’affaires)

    • L’aval du scope 3 d’une entreprise (fret aval, utilisation du produit vendu, fin de vie, etc.) correspond par définition à des émissions dont l'équivalent monétaire n'apparaît pas dans le CA d'une entreprise (e.g la consommation de carburant n'est pas assumée financièrement par l'entreprise -et donc n'apparaît pas son CA- mais l'est par le client final). Le ratio scopes 1 à 3 (aval compris) sur CA n'est donc pas pertinent, et ne peut être comparé de manière non biaisé entre entreprises. Pour s'en convaincre, imaginez une entreprise qui vend des pompes à chaleur quasi-incassables (i.e à très grande durée de vie : cette entreprise aura une intensité carbone scopes 1 à 3 -aval compris (kgCO2eq/k€ de CA) quasi-infinie, ce qui prouve l'absurdité (par construction, donc de manière non surprenante) de cet indicateur.

  • Intensité collaborateur sur un périmètre restreint à la vie professionnelle des salariés (i.e émissions liées aux déplacements, à l’hébergement et restauration, au matériel informatique, aux locaux et au télétravail).

  • En lien avec l’affichage environnemental, les intensité carbone monétaire cradle-to-gate (kgCO2eq/prix du produit (€)) et physique cradle-to-grave des produits et services vendus (kgCO2eq/unité fonctionnelle).

    • La première intensité permet de comparer des produits de catégories différentes entre eux (puisque l’on ramène les émissions sur l’amont du cycle de vie par €, qui est un dénominateur commun universel), tandis que la seconde est plus complète (évalue les émissions sur l’ensemble du cycle de vie) mais peut difficilement être ramenée par € (puisqu’il faudrait inclure les coûts aval d’utilisation du produit, généralement inconnus). Cette seconde intensité est donc plutôt évaluée par unité fonctionnelle (par exemple un jour d’utilisation d’un produit textile), ce qui limite les comparaisons possibles dans un cadre conséquentialiste qui inclurait les effets de bord.


Voici à mon sens ce qui ne peut pas être comparé :

  • Les émissions en absolu (émissions scopes 1 à 3) d’entreprises, pour plusieurs raisons déjà largement évoquées sur ce blog, et notamment du fait que les émissions ne traduisent pas l’impact (au sens variationnel) d’une entreprise.

  • L’intensité collaborateur ou monétaire sur périmètre complet; ramener les émissions complètes d’une entreprises (scopes 1 à 3) par collaborateur (ce qui est pourtant une pratique assez fréquente) n’a à peu près aucun sens. En effet, les émissions scopes 1 à 3 englobent plusieurs postes d’émissions qui ne sont pas relatifs à la vie des salariés mais plutôt proportionnels au chiffre d’affaires de l'entreprise (intrants, fret, etc.). Ainsi, faire le ratio émissions scopes 1 à 3 sur le nombre de collaborateurs induit des biais importants entre entreprises (en fonction du poids relatif des émissions proportionnelles au CA) et rend ces intensités ininterprétables, c’est à dire inutiles (pourquoi pas faire le ratio des émissions scopes 1 à 3 d’une entreprise sur le nombre de carottes produits en Espagne). Une entreprise avec beaucoup de CA mais peu de salariés (e.g une entreprise d’achat-revente ou de trading) aura une intensité collaborateur (scopes 1 à 3) beaucoup plus élevée que celle d’une entreprise avec un ratio CA/salarié plus faible, toutes choses égales par ailleurs. De même, comparer sa propre intensité collaborateur scopes 1 à 3 d’une année sur l’autre n’est pas plus pertinent, pour les mêmes raisons : elle peut augmenter ou baisser sans que cela ne traduise quoi que ce soit de pertinent physiquement, en termes de variations réelles d’émissions.

 

Conclusion


Tout comme la comptabilité financière a permis à de pouvoir comparer les performances financières d’entreprises entre elles, la comptabilité carbone devrait emprunter une voie similaire et permettre à tout un chacun d’arbitrer en fonction du carbone.


Ne pas se comparer pouvait s’entendre aux débuts de la comptabilité carbone, il y a 20 ans.


En 2022, tout le monde veut se comparer, et comme on l'a vu pour des raisons légitimes : sans comparaisons, pas de décarbonation.


D'ailleurs les régulateurs ne s'y trompent pas : la comparaison est l’un des enjeux forts et explicites d’à peu près tous les cadres de reporting, de la directive CSRD fraîchement approuvée par le parlement européen, d’initiatives comme le CDP, etc.


Le Comptable ne peut donc plus se cacher : le temps est venu d’assumer pleinement la nécessité (à des fins de décarbonation) de pouvoir se comparer, de comprendre sous quelles conditions la comparaison est valable, et de se donner les moyens de cette ambition.

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1 comentario


Lulu Le Héros
Lulu Le Héros
23 nov 2022

Synthèse très pertinente, merci ! On pourrait l'étendre encore en précisant que ces comptabilités détourent un seul impact qui est celui de l'entreprise sur l'environnement ( simple matérialité) ce qui reste insuffisant pour garantir que la réduction totale des impacts soit conforme à l'objectif de plafond d'émission. Ce sont les approches comptables de type double-matérialité ( méthode CARE par exemple) qui en rajoutant l'impact de l'environnement sur l'entreprise peuvent quantifier et donc garantir le maintien du capital naturel dans les bilans d'entreprises ..

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